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Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/242

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Puis les années que je vécus avec les naturels, le spectacle du fonctionnement des formes complexes d’organisation sociale qu’ils avaient élaborées loin de toute civilisation, devaient répandre des flots de lumière sur toutes mes études ultérieures. L’observation directe rendit évidente pour moi l’importance du rôle joué par les masses inconnues dans tous les événements historiques, même pendant la guerre, et j’en vins à partager les idées que Tolstoï exprime au sujet des chefs et des masses dans son ouvrage monumental « Guerre et Paix ».

Ayant été élevé dans une famille de propriétaires de serfs, j’entrai dans la vie, comme tous les jeunes gens de mon temps, avec une confiance très arrêtée dans la nécessité de commander, d’ordonner, de tracer et de punir. Mais lorsque, de très bonne heure d’ailleurs, j’eus à diriger de sérieuses entreprises et que j’eus affaire aux hommes, lorsque toute faute aurait entraîné après elle de graves conséquences, je commençai à apprécier la différence entre ce qu’on obtient par le commandement et la discipline et ce qu’on obtient par l’entente entre tous les intéressés. Le premier procédé réussit très bien dans une parade militaire, mais il ne vaut rien dans la vie réelle, lorsque le but ne peut être atteint que par l’effort sérieux d’un grand nombre de volontés convergentes. Bien qu’alors je n’aie pas formulé mes observations en termes empruntés aux luttes des partis, je puis dire aujourd’hui que je perdis en Sibérie ma foi en cette discipline d’État. J’étais ainsi tout préparé à devenir anarchiste.

Entre dix-neuf et vingt-cinq j’eus à élaborer d’importants projets de réforme, j’eus affaire à des centaines d’hommes dans la région de l’Amour, je dus préparer et exécuter d’audacieuses expéditions avec des moyens ridicules ; et si toutes ces choses se terminèrent avec succès, je l’attribue au seul fait que j’eus bientôt compris le peu d’importance du commandement et de la discipline dans une œuvre séreuse. Il faut partout des hommes d’initiative ; mais une fois l’impulsion donnée, on doit mener l’entreprise, surtout en Russie, non pas