Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/27

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vaste monde, prit près de nous la place de notre mère. Elle nous éleva aussi bien qu’elle put, nous achetant de temps en temps quelques simples jouets, et nous bourrant de pain d’épice chaque fois qu’un autre vieil Allemand qui vendait de ces gâteaux — probablement comme elle sans famille et solitaire — venait à passer chez nous. Nous ne voyions notre père que rarement, et les deux années qui suivirent s’écoulèrent sans laisser aucune impression dans ma mémoire.

* * *

Mon père était très fier de l’origine de sa famille, et il nous montrait d’un air solennel un parchemin encadré et fixé au mur de son cabinet. Le parchemin représentait nos armes — les armes de la principauté de Smolensk, surmontées du manteau d’hermine et de la couronne des Monomaques - et il y était écrit et certifié par le Bureau des Armoiries que notre famille descendait d’un petit-fils de Rostislav Mstislavitch le Hardi — grand-prince de Kiev dont le nom est connu dans l’histoire de la Russie — et que nos ancêtres avaient été grands princes de Smolensk.

« Ce parchemin m’a coûté trois cents roubles, » nous disait notre père. Comme la plupart des gens de sa génération, il était peu versé dans l’histoire de Russie et il estimait ce parchemin plus pour ce que celui-ci lui avait coûté que pour les souvenirs historiques qui s’y rattachaient.

Il est de fait que notre famille est de très ancienne origine. Mais, comme beaucoup de descendants de Rurik qu’on peut considérer comme les représentants de la période féodale de l’histoire de Russie, nos ancêtres passèrent à l’arrière-plan lorsque cette période prit fin, et que les Romanov, parvenus au trône de Moscou, commencèrent leur œuvre de consolidation de l’État russe. Dans ces derniers temps aucun des Kropotkine ne semble avoir eu de goût bien marqué pour les fonctions de l’État. Notre bisaïeul et notre grand-père quittèrent, encore tout jeunes, le service militaire et