Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

trente-cinq ans. Avant de se séparer de nous à jamais, elle avait désiré nous avoir près d’elle, pour nous caresser, trouver dans nos joies un moment de bonheur, et elle avait arrangé ce petit régal près de son lit qu’elle ne pouvait plus quitter. Je me souviens de sa pâle figure maigre, de ses grands yeux brun foncé. Elle nous regardait avec amour et nous invitait à manger, à grimper sur son lit... Puis tout à coup elle fondit en pleurs et commença à tousser, — on nous dit de partir.

Quelques jours après, mon frère et moi fûmes emmenés de la grande maison et conduits dans une petite maison voisine, donnant sur la cour. Le soleil d’avril emplissait les petites chambres de ses rayons, mais notre bonne allemande, madame Burman, et Ouliana, notre bonne russe, nous dirent de nous coucher. La face humide de pleurs, elles cousaient pour nous des chemises noires, ornées d’une large frange blanche. Nous ne pouvions dormir : l’inconnu nous effrayait et nous écoutions ce qu’elles disaient à voix basse. Elles parlaient de notre mère, mais nous ne pouvions comprendre. Nous sautâmes de nos lits, demandant : « Où est maman ? Où est maman ? »

Toutes deux se mirent à sangloter et à caresser nos têtes bouclées, nous appelant « pauvres orphelins ». Enfin Ouliana n’y tint plus et dit : « Votre mère est allée là-haut, au ciel, avec les anges. »

« Comment au ciel ? Pourquoi ? » demandait en vain notre imagination d’enfant.

Cela se passait en avril 1846. Je n’avais que trois ans et demi, et mon frère Sacha n’en avait pas encore cinq. Je ne sais où étaient notre sœur et notre frère aînés, Hélène et Nicolas. Peut-être étaient-ils déjà à l’école. Nicolas avait douze ans, Hélène en avait onze. Ils avaient grandi ensemble, et nous les connaissions peu. Nous restâmes donc, Alexandre et moi, dans cette petite maison sous la garde de madame Burman et d’Ouliana. La bonne vieille allemande, sans famille, absolument seule en ce