Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/280

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et à Pétersbourg l’opinion publique était unanime à prétendre que Karakosov avait été torturé pour lui arracher des aveux, que du reste il ne fit pas.

Les secrets d’État sont bien gardés dans les forteresses, principalement dans cette énorme masse de pierre en face du Palais d’Hiver, qui a vu tant de monstruosités, dévoilées dans ces derniers temps seulement par les historiens. Elle garde encore les secrets de Mouraviev. Quoi qu’il en soit, ce qui suit jettera peut-être quelque lumière sur cette affaire.

En 1886 j’étais en Sibérie. Un de nos officiers sibériens, qui se rendait vers la fin de l’année, de la Russie à Irkoutsk, rencontra deux gendarmes à un relais de poste. Ils avaient accompagné un fonctionnaire exilé pour vol et rentraient en Russie. Notre officier d’Irkoutsk, qui était un très aimable homme, trouvant les gendarmes en train de prendre le thé par une froide nuit d’hiver, s’assit à leur table et se mit à causer avec eux pendant qu’un changeait les chevaux. Un de ces hommes connaissait Karakosov.

« — Pour être rusé, il l’était, » dit-il. « Quand il était à la forteresse deux d’entre nous — nous étions relevés toutes les deux heures — avaient l’ordre de l’empêcher de dormir. Nous le faisions donc asseoir sur un étroit tabouret et dès qu’il commençait à s’assoupir, nous le secouions pour le réveiller... Que voulez-vous ? c’était la consigne ! Eh bien, voyez combien il était rusé : il était assis les jambes croisées et balançait une de ses jambes pour nous faire croire qu’il était éveillé, et pendant ce temps il faisait un somme, tout en continuant de balancer sa jambe. Mais nous ne tardâmes pas à découvrir sa ruse et nous racontâmes la chose à ceux qui venaient nous relever, de sorte qu’on le secouait et l’éveillait à chaque instant, qu’il balançât sa jambe ou non. » « — Et combien de temps cela dura-t-il ? » demanda mon ami. « — Oh ! plusieurs jours, plus d’une semaine ! »

Le caractère ingénu de ce récit est à lui seul une