Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/279

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forme déguisée la justice seigneuriale et le servage, et personne ne pouvait espérer à ce moment que la réforme capitale — l’abolition du servage — résisterait aux assauts dirigés contre elle et partis du Palais d’Hiver même. C’est ce qui dut amener Karakosov et ses amis à penser que la continuation du règne d’Alexandre II serait une menace pour les résultats acquis jusqu’ici et que la Russie retomberait dans les horreurs du règne de Nicolas Ier, si Alexandre continuait de régner. On fondait en même temps de grandes espérances — comme cela arrive toujours malgré tant de déceptions — sur les tendances libérales de l’héritier du trône et de son oncle Constantin. Je dois ajouter qu’avant 1886, ces craintes et ces considérations étaient assez fréquemment exprimées dans des milieux plus élevés que ceux que Karakosov semble avoir fréquentés. Quoi qu’il en soit, Karakosov tira sur Alexandre II, au moment où celui-ci sortait du Jardin d’Été pour monter en voiture. Il manqua son coup et fut arrêté sur-le-champ.

Katkov, le chef du parti réactionnaire à Moscou, passé maître dans l’art de faire argent de chaque trouble politique, accusa aussitôt tous les radicaux et tous les libéraux de complicité avec Karakosov — ce qui était certainement faux — et il insinua dans son journal, — si bien que Moscou tout entier y crut — que Karakosov n’était qu’un instrument aux mains du grand-duc Constantin, le chef du parti réformiste dans les hautes sphères gouvernementales. On s’imagine si Chouvalov et Trépov exploitèrent ces accusations et les craintes d’Alexandre II. Mikhael Mouraviev, qui avait mérité pendant l’insurrection de Pologne le surnom de « pendeur », reçut l’ordre de faire une enquête approfondie et de découvrir par tous les moyens possibles le complot dont on supposait l’existence. Il opéra des arrestations dans toutes les classes de la société, ordonna des centaines de perquisitions et se vanta « qu’il trouverait le moyen de rendre les prisonniers plus loquaces. » Il n’était certainement pas homme à reculer même devant la torture,