Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/304

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fallait pas peu de courage pour s’affilier ouvertement à une section de l’Internationale, et affronter le mécontentement d’un patron, s’exposer à être probablement renvoyé à la première occasion et condamné à rester de longs mois sans travail ; même dans les circonstances les plus favorables le fait d’appartenir à une association ouvrière ou à un parti avancé entraîne une série de sacrifices continuels. Il n’y a pas jusqu’à la minime cotisation donnée pour la cause commune qui ne représente une lourde charge pour le maigre budget d’un ouvrier européen, et il faut débourser plusieurs gros sous chaque semaine. C’est aussi un sacrifice que d’assister fréquemment aux réunions. Pour nous ce peut être un plaisir de passer quelques heures dans une assemblée, mais pour des hommes dont la journée commence à cinq ou six heures du matin, ces heures doivent être prises sur le repos nécessaire.

Cet esprit de sacrifice était pour moi un reproche de tous les instants. Je voyais avec quelle ardeur les ouvriers cherchaient à s’instruire, et combien peu nombreux étaient ceux qui se dévouaient à les aider dans cette tâche. Je voyais combien la masse des travailleurs avait besoin d’être soutenue par des hommes ayant l’instruction et des loisirs, dans les efforts qu’elle faisait pour étendre et développer l’organisation du parti. Mais combien rares étaient ceux qui leur prêtaient leur appui sans l’arrière-pensée de tirer un profit politique de cette impuissance du peuple ! Je sentais de plus en plus que mon devoir était d’associer ma destinée à la leur. Stepniak dit dans sa « Carrière d’un Nihiliste » que tout révolutionnaire a eu dans sa vie un moment où il a été amené par une circonstance, si insignifiante fût-elle, à faire le serment de se consacrer à la cause de la révolution. Je sais quel fut pour moi ce moment ; je l’ai vécu après un des meetings tenus au Temple Unique, où je ressentis avec plus d’acuité que jamais combien lâches sont les hommes instruits qui hésitent à mettre leur culture intellectuelle, leur savoir, leur énergie au service