Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/305

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de ceux qui ont tant besoin de cette culture et de cette énergie. « Voici des hommes, me disais-je, qui sont conscients de leur servitude, qui travaillent à s’en affranchir ; mais où sont ceux qui seraient prêts à venir en aide aux masses — sans essayer de les faire servir à leurs ambitions ? »

* * *

Peu à peu des doutes commencèrent, cependant, à grandir dans mon esprit sur la sincérité de l’agitation organisée au Temple Unique. Un soir, un avocat genevois bien connu, M. A., vint à la réunion et déclara que s’il ne s’était pas affilié jusqu’ici à l’Internationale, c’était parce qu’il avait dû mettre d’abord de l’ordre dans ses propres affaires ; ayant réussi sur ce point, il venait se joindre au mouvement ouvrier. Je fus choqué de cet avis cynique et quand je fis part de mes réflexions à mon ami, le tailleur de pierres, il m’expliqua que ce monsieur, ayant été battu aux dernières élections, où il avait cherché l’appui du parti radical, espérait maintenant se faire élire par le parti ouvrier. « Nous acceptons, pour le moment, les services de ces gens-là, conclut mon ami, mais quand la révolution viendra, notre premier mouvement sera de les flanquer à la porte. »

Il y eut alors un grand meeting convoqué à la hâte, pour protester, comme on disait, contre les calomnies du « Journal de Genève ». Cet organe de la classe capitaliste avait osé insinuer qu’on tramait un noir complot au Temple Unique et que les ouvriers du bâtiment projetaient encore une fois une grève générale, comme celles qu’ils avaient faites en 1869. Les chefs du mouvement convoquèrent une assemblée générale. Des milliers d’ouvriers répondirent à l’appel et Outine leur demanda de voter une motion dont la teneur me parut très étrange : elle contenait une protestation indignée contre cette affirmation inoffensive que les ouvriers projetaient de se mettre en grève. « En quoi cette insinuation peut-elle être considérée comme calomnieuse ? » me