Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/344

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la vie du tsar. « Préparez en Russie un grand mouvement socialiste parmi les ouvriers et les paysans, » tel était le mot d’ordre à cette époque. « Ne vous préoccupez pas du tsar et de ses conseillers. Si un pareil mouvement commence, si les paysans se joignent à ce mouvement en masse pour réclamer la terre et abolir les taxes de rachat du servage, le gouvernement impérial sera le premier à chercher un appui dans les classes riches et les grands propriétaires fonciers, et à convoquer un Parlement, — absolument comme le soulèvement des campagnes en France en 1789 obligea le pouvoir royal à convoquer une Assemblée Nationale : il en sera de même en Russie. »

Mais ce n’était pas tout. Des hommes et des groupes isolés, voyant que le règne d’Alexandre II était irrémédiablement condamné à s’enfoncer de plus en plus profondément dans la réaction et fondant en même temps de vagues espérances sur le prétendu « libéralisme » de l’héritier présomptif du trône — tous les jeunes héritiers présomptifs sont supposés libéraux — persistaient à croire que l’exemple de Karakosov devait être suivi.

Or, les cercles organisés combattaient énergiquement cette opinion et détournaient leurs camarades de recourir à un pareil moyen. Je puis divulguer aujourd’hui le fait suivant qui jusqu’ici était resté ignoré. Un jeune homme étant arrivé un jour de l’une des provinces méridionales à Pétersbourg avec la ferme intention de tuer Alexandre II, quelques membres du cercle de Tchaïkovsky en eurent connaissance et employèrent leurs meilleurs arguments pour dissuader le jeune homme ; et comme ils ne parvenaient pas à la convaincre, ils l’informèrent qu’ils le surveilleraient et qu’ils l’empêcheraient de force d’accomplir un pareil attentat. Sachant combien le Palais d’Hiver était mal gardé à cette époque, je puis affirmer qu’ils sauvèrent la vie Alexandre II. Tellement les jeunes gens étaient opposés alors à une guerre à laquelle ils prirent part avec tant d’entrain quelques années plus tard, quand le calice de leurs souffrances fut plein jusqu’à déborder.