Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/378

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quelque chose d’analogue aux « Mystère du Peuple » d’Eugène Sue. Je composais le plan, les descriptions, les dialogues et j’essayais de fixer le tout dans ma mémoire depuis le commencement jusqu’à la fin. On comprendra aisément combien un pareil travail aurait été exténuant si j’avais dû le continuer pendant plus de deux ou trois mois.

Mais mon frère Alexandre obtint pour moi des plumes et de l’encre. Un jour on me fit monter dans une voiture en compagnie du même officier de gendarmerie géorgien, ce personnage muet dont j’ai déjà parlé. On m’amena à la Troisième Section, où je fus autorisé à voir mon frère, en présence de deux officiers de gendarmerie.

Alexandre était à Zurich au moment de mon arrestation. Depuis son enfance, il avait désiré aller à l’étranger, où les gens pensent comme ils veulent, lisent ce qu’ils veulent, et expriment ouvertement leurs pensées. La vie russe lui était odieuse. La sincérité — une sincérité absolue — et la plus grande franchise étaient les traits dominants de son caractère : il ne pouvait supporter le mensonge et même la moindre affectation. Sa nature franche et ouverte répugnait à l’absence de franchise en Russie, à la condescendance avec laquelle les Russes se soumettaient à l’oppression, au style euphémique de nos écrivains. Aussitôt après mon retour de l’Europe Occidentale, il était parti pour la Suisse avec l’intention de s’y fixer. Depuis qu’il avait perdu ses deux enfants — l’un emporté par le choléra en quelques heures, l’autre par la phtisie — le séjour de Pétersbourg lui était devenu doublement insupportable.

Mon frère ne prenait aucune part à notre œuvre d’agitation. Il ne croyait pas à la possibilité d’un soulèvement populaire et il ne concevait une révolution que comme l’œuvre d’une assemblée des représentants de la Nation, analogue à l’Assemblée Nationale de 1789. Quant à l’agitation socialiste, il ne l’admettait que si elle était menée au moyen de réunions publiques, et il ne voyait