Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/379

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l’utilité de l’œuvre secrète et minutieuse de propagande personnelle que nous avions entreprise. En Angleterre il aurait été partisan de John Bright ou des Chartistes. S’il avait été à Paris pendant l’insurrection de juin 1848 il aurait certainement combattu avec la dernière poignée d’ouvriers derrière la dernière barricade ; mais dans la période préparatoire il aurait suivi Louis Blanc ou Ledru-Rollin.

En Suisse il s’établit à Zurich et ses sympathies allèrent au groupe modéré de l’Internationale. Socialiste par principe, il conformait ses actes à ses idées en vivant de la façon la plus frugale et la plus laborieuse, en travaillant passionnément à son grand ouvrage scientifique qui fut le but principal de sa vie. Cet ouvrage devait être pour le dix-neuvième siècle la contrepartie du fameux Tableau de la Nature des Encyclopédistes. Il devint bientôt l’ami intime d’un vieux réfugié, le colonel P. L. Lavrov, qui partageait comme lui les idées philosophiques de Kant.

Quand il apprit mon arrestation, Alexandre quitta aussitôt ses occupations — l’ouvrage auquel il consacrait sa vie, la vie de liberté qui lui était aussi nécessaire que l’air à un oiseau — et il revint à Pétersbourg, qu’il détestait, dans le seul espoir de me venir en aide dans ma captivité.

Notre rencontre fut émouvante. Alexandre était extrêmement surexcité. La seule vue de l’uniforme bleu des gendarmes — ces bourreaux de toute liberté intellectuelle en Russie — éveillait en lui des pensées de haine et il exprima franchement ses sentiments devant eux. Quant à moi, je fus assailli des plus fâcheux pressentiments en le voyant de retour à Pétersbourg. J’étais heureux de revoir son visage honnête, ses yeux affectueux, et d’apprendre que je le verrais une fois par mois ; mais j’aurais voulu le savoir à des centaines de lieues de l’endroit où il venait librement ce jour-là, et où il serait amené inévitablement quelque nuit par une escorte de gendarmes. « Pourquoi es-tu venu de jeter