Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/380

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dans la gueule du loup ? Repars immédiatement ! » criait tout mon être intime, et pourtant je savais qu’il resterait, tant que je serais en prison.

Il comprenait mieux que tout autre que l’inactivité me tuerait et il avait déjà fait des démarches pour obtenir pour moi l’autorisation de me remettre eu travail. La Société de Géographie désirait me voir finir mon livre sur la période glaciaire et mon frère remua tout le monde scientifique de Pétersbourg pour l’amener à appuyer sa demande. L’Académie des Sciences s’intéressa à l’affaire, et finalement, deux ou trois mois après mon incarcération, le gouverneur entra un jour dans ma cellule et m’annonça que j’étais autorisé par l’empereur à compléter mon rapport à la Société de Géographie et qu’on me donnerait des plumes et de l’encre. « Seulement jusqu’au coucher du soleil, » ajouta-t-il. A Pétersbourg le soleil se couche à trois heures de l’après-midi en hiver ; mais il n’y avait pas autre chose à faire. « Jusqu’au coucher du soleil, » avait dit Alexandre II, en accordant la permission.

* * *

Ainsi je pouvais travailler !

Il me serait difficile d’exprimer maintenant le sentiment d’immense soulagement que j’éprouvai à pouvoir enfin recommencer à écrire. J’aurais consenti à ne vivre que de pain et d’eau, dans le plus humide des cachots, pourvu qu’il me fût permis de travailler.

J’étais le seul prisonnier auquel on eût accordé ce qui est nécessaire pour écrire. Plusieurs de mes camarades passèrent trois ans et plus en prison avant le fameux procès des Cent quatre-vingt-treize et ils n’avaient qu’une ardoise. Naturellement l’ardoise elle-même était la bienvenue dans cette triste solitude et ils s’en servaient pour faire des exercices de langues étrangères ou pour résoudre des problèmes de mathématiques ; mais ce qu’ils écrivaient sur l’ardoise ne pouvait y rester que quelques heures.

Ma vie de réclusion prit alors un caractère plus régulier.