Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/39

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Si le lendemain on nous avait soumis tous deux au plus sévère des interrogatoires, nous n’aurions pas laissé échapper un mot sur les divertissements de la veille. Jamais non plus les serviteurs ne nous auraient trahis. Un dimanche, mon frère et moi, jouant seuls dans la vaste salle, renversâmes en courant une console qui supportait une lampe de prix. La lampe fut brisée en mille morceaux. Immédiatement les serviteurs tinrent conseil. Personne ne nous gronda ; mais il fut décidé que le lendemain de bonne heure, Tikhon, à ses risques et périls, s’échapperait et courrait au Pont des Maréchaux, acheter une autre lampe du même modèle. Elle coûtait quinze roubles, une somme énorme pour les domestiques ; mais la chose fut faite, et jamais nous n’entendîmes un mot de reproche à ce sujet.

Lorsque j’y pense maintenant, et que toutes ces scènes me reviennent à la mémoire, je remarque que jamais dans aucun des jeux nous n’entendîmes un langage grossier et que nous ne vîmes jamais de ces danses que les enfants vont aujourd’hui voir au théâtre. Les domestiques usaient assurément chez eux, entre eux, d’expressions grossières ; mais nous étions des enfants, — ses enfants à elle — et cela seul nous protégeait.

* * *

En ces temps-là, les enfants n’étaient pas, comme aujourd’hui, gâtés par la profusion des jouets. Nous n’en avions presque pas, et nous étions forcés de compter sur notre esprit d’invention. D’ailleurs nous eûmes de bonne heure tous les deux le goût du théâtre. Les farces de Carnaval, d’ordre inférieur, avec leurs scènes de brigandage et de combats, ne produisirent pas sur nous une impression durable : nous jouions nous-mêmes assez souvent aux brigands et aux soldats. Mais l’étoile du corps de ballet, Fanny Elssler, vint à Moscou, et nous la vîmes. Quand papa prenait une loge au théâtre, il la choisissait parmi les meilleures et la payait bien ; mais il voulait que tous les membres de la famille en jouissent en conséquence. Si jeune que je fusse alors,