Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/390

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infiniment plus pour un paysan accoutumé au travail physique, et qui n’est pas préparé à passer des années à lire. Notre ami le paysan se sentait très malheureux, et ayant déjà passé près de deux ans dans une autre prison avant d’être transféré dans la forteresse — son crime était d’avoir écouté les discours des socialistes — c’était déjà un homme fini. bientôt je commençai à remarquer avec terreur que de temps en temps il déraisonnait. Peu à peu ses pensées devinrent de plus en plus confuses, et nous acquîmes, pas à pas, jour par jour, la preuve qu’il perdait la raison, jusqu’à ce qu’enfin ses discours devinrent ceux d’un dément. Des bruits effrayants et des cris farouches montaient de l’étage inférieur ; notre voisin était fou ; cependant on le laissa encore quelques mois dans la casemate avant de le faire transporter dans un asile, dont il ne devait jamais sortir. C’était une chose terrible que d’assister dans ces conditions à la destruction progressive de l’intelligence d’un homme. Je suis sûr que cela dut contribuer à accroître l’irritabilité nerveuse de mon bon et fidèle ami Serdioukov. Lorsque, après quatre années d’emprisonnement, il fut acquitté par les tribunaux et remis en liberté, il se brûla la cervelle.

* * *

Un jour, je reçus une visite tout à fait inattendue. Le grand-duc Nicolas, frère d’Alexandre II, inspectant la forteresse, entra dans ma cellule, suivi seulement de son aide de camp. La porte fut fermée derrière lui. Il s’approcha de moi rapidement en disant : « Bonjour, Kropotkine. » Il me connaissait personnellement et me parlait sur un ton familier et bienveillant, comme à une vieille connaissance : « Comment est-il possible, Kropotkine, que toi, un page, un page de la chambre impériale, un sergent du corps des pages, tu te sois mêlé de ces affaires et que tu sois maintenant ici dans cette horrible casemate ? »

« Chacun a ses opinions personnelles, » lui répondis-je. — « Ses opinions ! Les tiennes étaient-elles donc que