Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/389

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cellule et une voix de basse profonde — évidemment celle de la sentinelle — grognait quelque chose en guise de réponse. Ensuite, je reconnus le bruit de éperons du colonel, son pas rapide ; j’entendis les reproches qu’il faisait à la sentinelle et le grincement de la clef dans la serrure. Il dit quelque chose et une voix de femme répondit tout haut : « Nous ne causions pas. Je l’ai seulement prié d’appeler le sous-officier. » Alors la porte se referma et j’entendis le colonel jurer à voix basse contre la sentinelle.

Ainsi je n’étais plus seul. J’avais une voisine, et elle rompait tout à coup la rigoureuse discipline qui avait régné jusqu’ici parmi les soldats. Depuis ce jour, les murs de la forteresse qui avaient été muets pendant ces quinze derniers mois, commencèrent à s’animer. De tous les côtés, j’entendais des coups de pieds frappant le sol : un, deux, trois, quatre... onze coups ; vingt-quatre coups, quinze coups ; puis une série de trente-trois coups. Ces coups se répétaient toujours jusqu’à ce que le voisin remarquât que cela voulait dire « Kto vy ? » (qui êtes-vous ?) ; la lettre v était la troisième de notre alphabet. Là-dessus une conversation ne tardait pas à s’établir et on la poursuivait d’ordinaire d’après un alphabet abrégé, c’est-à-dire qu’il était divisé en six groupes de cinq lettres, chaque lettre étant désignée par son groupe et la place qu’elle y occupait.

J’appris avec grand plaisir que j’avais à ma gauche mon ami Serdioukov, avec qui je pus bientôt m’entretenir de toutes sortes de choses, surtout quand nous nous servîmes de notre chiffre. Mais ces rapports avec d’autres avaient leurs douleurs aussi bien que leurs joies. Au-dessous de moi était enfermé un paysan que connaissait Serdioukov. Il lui parlait en frappant des coups ; et je suivais sans le vouloir et inconsciemment leur conversation pendant que je travaillais. Je lui parlai aussi. Mais si l’isolement dans l’inaction absolue est dur pour un homme cultivé, il l’est