Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/472

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expulsé de Suisse par ordre du Conseil fédéral. Je n’en pris pas ombrage. Attaqué par les gouvernements monarchiques au sujet de l’asile offert par la Suisse aux réfugiés politiques, menacé par la presse officielle russe de voir expulser toutes les bonnes d’enfants et les domestiques suisses, qui sont nombreux en Russie, le gouvernement suisse donnait, en me bannissant, une sorte de satisfaction à la police russe. Mais je regrettai beaucoup cette mesure pour la Suisse elle-même. Car c’était là sanctionner la théorie « des conspirations fomentées en Suisse » et faire l’aveu d’une faiblesse, dont les gouvernements tirèrent aussitôt profit. Deux ans après, quand Jules Ferry proposa à l’Italie et à l’Allemagne le partage de la Suisse, il dut se servir de cet argument, que le gouvernement suisse lui-même avait reconnu que la Suisse était un foyer de conspirations internationales. Cette première concession amena des réclamations de plus en plus arrogantes et elle a certainement beaucoup plus compromis l’indépendance de la Suisse que si le Conseil fédéral avait résisté avec dignité aux exigences du gouvernement russe.

Le décret d’expulsion me fut remis aussitôt après mon retour de Londres, où j’avais assisté à un congrès anarchiste en juillet 1881. Après le congrès, j’étais resté pendant quelques semaines en Angleterre, et j’écrivais pour la Newcastle Chronicle mes premiers articles sur la situation en Russie, considérée à notre point de vue. La presse anglaise, à cette époque, était un écho des opinions de madame Novikov — c’est-à-dire de Katkov et de la police russe — et je fus très heureux quand Mr. Joseph Cowen consentit à me donner l’hospitalité de son journal pour y développer notre point de vue.

J’étais justement allé rejoindre ma femme, qui faisait un séjour dans les montagnes non loin de la maison d’Élisée Reclus, quand je fus invité à quitter la Suisse. Nous envoyâmes notre petit bagage à la prochaine gare et nous allâmes à pied à Aigle, jouissant pour la dernière fois de la vue des montagnes que nous aimions tant.