Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/473

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Nous franchissions les collines en prenant le plus court chemin, tout en riant beaucoup quand nous nous apercevions que les chemins de traverse nous obligeaient à faire de longs circuits. Lorsque nous eûmes atteint le fond de la vallée, nous suivîmes la route poussiéreuse. L’incident comique, qui survient toujours en pareil cas, fut provoqué par une dame anglaise. Une dame richement vêtue, renversée sur les coussins d’une calèche de louage à côté d’un monsieur, jeta en passant quelques brochures aux deux piétons pauvrement habillés. Je ramassai les brochures dans la poussière. C’était évidemment une de ces dames qui se croient chrétiennes et considèrent de leur devoir de distribuer des brochures religieuses aux « étrangers impies. » Pensant que nous retrouverions sûrement la dame à la gare, j’écrivis sur l’une des brochures les versets bien connus de la Bible, où il est question du riche et du royaume de Dieu, et autres citations analogues, appropriées à la circonstance, sur les pharisiens, qui sont les pires ennemis du christianisme. Quand nous arrivâmes à Aigle, la dame était en train de prendre des rafraîchissements dans sa voiture. Évidemment elle préférait continuer ainsi son voyage le long de la délicieuse vallée, plutôt que s’enfermer dans un étroit compartiment de chemin de fer. Je lui rendis poliment ses brochures, en disant que j’y avais ajouté quelque chose qu’elle trouverait utile pour sa propre instruction. La dame ne savait si elle devait se jeter sur moi ou accepter la leçon avec une résignation chrétienne. Ses yeux exprimaient alternativement ces deux sentiments.

Ma femme était sur le point de passer son examen de bachelier ès-sciences à l’université de Genève, c’est pourquoi nous nous fixâmes à Thonon, petite ville française, située en Savoie sur les rives de Léman et nous y restâmes deux mois environ.

Quant à la sentence de mort prononcée contre moi par la Sainte-Ligue, j’en fus averti par un très haut personnage de Russie. J’appris même le nom de la dame