Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/507

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l’agent du gouvernement russe chargé d’espionner les réfugiés était bien connu de nous tous. Il portait le nom de comte X... ; mais comme il n’avait ni valet de pied, ni voiture sur laquelle il put étaler sa couronne de comte et ses armes, il les avait fait broder sur une sorte de paletot que portait son petit chien. Nous l’apercevions de temps en temps dans les cafés, sans lui parler ; c’était au fond un « inoffensif » qui se contentait d’acheter dans les kiosques les publications des exilés — auxquelles il joignait probablement tels commentaires qu’il croyait devoir faire à ses chefs.

Une autre sorte d’individus commencèrent à affluer à Genève, lorsque le nombre des réfugiés appartenant à la jeune génération devint plus considérable ; et cependant, nous arrivions aussi à les connaître d’une façon ou de l’autre.

Quand un étranger apparaissait à notre horizon, on l’interrogeait avec la franchise habituelle des nihilistes sur son passé, sur ses projets actuels, et on s’apercevait bientôt à qui on avait affaire. La franchise dans les relations réciproques est toujours le meilleur moyen d’établir de bons rapports entre les hommes. Mais en pareil cas elle était inestimable. Beaucoup de gens que personne de nous ne connaissait, même pour en avoir entendu parler, des gens absolument étrangers aux cercles révolutionnaires, arrivaient à Genève, et un grand nombre d’entre eux établissaient les relations les plus amicales avec la colonie des réfugiés, quelques jours ou même quelques heures après leur arrivée ; mais d’une façon ou de l’autre les espions ne réussissaient jamais à devenir de nos amis. Un espion pouvait avoir avec nous des connaissances communes ; il pouvait fournir les références les meilleures et même quelquefois exactes sur son passé en Russie ; il pouvait posséder à la perfection l’argot et les manières des nihilistes, mais il ne pouvait jamais s’assimiler ces idées morales nihilistes spéciales qui s’étaient développées parmi la jeunesse russe — et cela suffisait pour le tenir à distance de