Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/51

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Mais en même temps la maison était tenue avec une telle parcimonie dans la vie de tous les jours que, si je voulais en donner une idée, je serais accusé d’exagération. On raconte que dans une famille de prétendants au trône de France, renommée pour ses chasses vraiment royales, on comptait minutieusement les bouts de chandelle. Une semblable lésinerie régnait dans notre maison pour toutes choses, si bien que nous autres enfants, quand nous fûmes devenus grands, nous détestions cette manie d’épargner et de compter. Cependant, dans le Vieux Quartier des Écuyers, cela ne faisait que grandir mon père dans l’estime publique. « Le vieux prince, disait-on, est un peu rat pour les siens ; mais il sait comment doit vivre un gentilhomme. »

Dans nos ruelles tranquilles et propres, c’était là le genre de vie qu’on comprenait le mieux. Un de nos voisins, le général D***, avait un grand train de maison, et cependant les scènes les plus comiques se produisaient chaque jour entre lui et son cuisinier. Après le déjeuner, le vieux général, en fumant sa pipe, donnait ses ordres pour le dîner.

— « Voyons, mon garçon, » disait-il au cuisinier, aux habits blancs comme neige, « aujourd’hui nous ne serons pas beaucoup, quelques invités seulement, tu nous feras du potage, tu sais, avec quelques primeurs, — des petits pois, des haricots verts, etc. Tu ne nous en a pas encore donné jusqu’ici, et madame, tu sais, aime un bon potage printanier à la française. »

— « Bien, monsieur. »

— « Puis, comme entrée, ce que tu voudras. »

— « Bien, monsieur. »

— « Naturellement, pour les asperges, ce n’est pas encore la saison, mais j’en ai vu hier quelques jolies bottes chez les marchands. »

— « Oui monsieur, dix francs la botte. »

— « Très bien ! Puis nous sommes las de tes poulets et de tes dindes rôtis. Il faut que tu nous trouves autre chose pour changer. »