Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/70

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cet état de choses sur les hommes au point de vue physique et moral. Il est vraiment surprenant de voir combien une institution et ses conséquences sociales sont oubliées lorsque cette institution a cessé d’exister, et avec quelle rapidité changent alors les hommes et les choses. Je veux essayer de montrer dans quel état vivaient les serfs, en racontant, non ce que j’ai entendu, mais ce que j’ai vu.

Ouliana, la femme de charge, s’est arrêtée dans le couloir qui mène à la chambre de mon père ; elle se signe : elle n’ose ni avancer ni reculer. Enfin, après avoir récité une prière, elle entre dans la chambre et annonce, d’une voix qu’on entend à peine, que la provision de thé touche à sa fin, qu’il n’y a plus que vingt livres de sucre et que les autres provisions sont bientôt épuisées.

« Voleurs, brigands ! » s’écrie mon père. « Et toi, tu t’es liguée avec eux ! » Sa voix résonne comme le tonnerre dans toute la maison. Notre belle-mère laisse Ouliana faire face à la tempête. Mais mon père crie : « Frol, appelle la princesse ! Où est-elle ? » Et lorsqu’elle rentre, il la reçoit avec les mêmes reproches.

« — Vous aussi, vous vous êtes liguée avec cette engeance de Cham ; vous les soutenez, » et ainsi pendant une demi-heure ou plus.

Alors il commence à vérifier les comptes. En même temps il pense au foin. Il envoie Frol peser ce qu’il en reste et notre belle-mère doit assister à l’opération, pendant que mon père calcule ce qu’il doit en rester dans la grange. Il découvre qu’il manque une quantité considérable de foin, et Ouliana ne peut rendre compte de l’emploi de quelques livres de telle ou telle provision. La voix de mon père devient de plus en plus menaçante ; Ouliana est toute tremblante. Mais voici le cocher qui entre dans la chambre et c’est sur lui que se déchaîne la tempête. Mon père saute sur lui, le frappe, mais l’autre ne cesse de répéter : « Votre altesse a dû faire une erreur. »