Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/71

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Mon père reprend ses calculs, et cette fois il découvre qu’il y a plus de foin dans la grange qu’il ne devrait y en avoir. Les cris recommencent. Maintenant il reproche au cocher de ne pas avoir donné aux chevaux leurs rations quotidiennes complètes. Mais le cocher prend tous les saints du paradis à témoin qu’il a donné leur dû aux animaux, et Frol invoque la Vierge pour confirmer les dires du cocher.

Mais mon père ne veut pas se calmer. Il fait venir Makar, accordeur de piano et sommelier en second, et lui rappelle tous ses récents péchés. La semaine dernière il était ivre et doit encore l’avoir été hier, car il a brisé une demi-douzaine d’assiettes. En réalité, c’est cet accident qui a été la cause de toute cette scène : notre belle-mère a rapporté le fait à notre père ce matin, et voilà pourquoi Ouliana a été gourmandée plus brutalement que d’ordinaire, pourquoi on a vérifié la quantité de foin, et pourquoi mon père continue maintenant de crier que cette engeance de Cham mérite tous les châtiments de la terre.

Tout à coup la tempête se calme. Mon père s’assied à sa table et écrit une note qu’il confie à Frol : « Mène Makar avec cette note au bureau de police et fais-lui appliquer cent coups de verges. »

Dans la maison règnent la terreur et un silence absolu.

L’horloge sonne quatre heures et nous descendons tous dîner. Mais personne n’a d’appétit et le potage reste intact dans les assiettes. Nous sommes dix à table et derrière chacun de nous se tient un violoniste ou un trombone avec une assiette propre dans la main gauche ; mais Makar n’est pas parmi eux.

— « Où est Makar ? » demande notre belle-mère. « appelez-le. »

Makar ne paraît pas. On répète l’ordre. Il entre enfin, pâle, les traits bouleversés, honteux, les yeux baissés. Notre père regarde son assiette pendant que notre belle-mère, voyant que personne n’a encore touché au potage, essaye de nous encourager.