Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naient en groupe à l’entrée de derrière de la maison, apportant des pièces de fine toile pour la dame du seigneur afin d’obtenir sa médiation. Tout fut inutile. La maître avait dit que les mariages devaient avoir lieu à telle date et il en serait ainsi.

Au jour fixé, les cortèges nuptiaux, plutôt semblables à des convois d’enterrement, se rendirent à l’église. Les femmes sanglotaient, comme elles pleurent pendant les funérailles. Un domestique fut envoyé à l’église, pour prévenir son maître dès que la cérémonie serait terminée ; mais bientôt il revint en courant, la casquette à la main, pâle et défait.

« Parachka, dit-il, résiste ; elle refuse d’épouser Paul. Le Père (c’est-à-dire le prêtre) lui a demandé : « Acceptes-tu ? » mais elle a répondu à haute voix : « Je refuse. »

Le seigneur entra en fureur. « Va dire à cet ivrogne à longue crinière (il désignait ainsi le prêtre : le clergé russe porte les cheveux longs) — que si Parachka n’est pas mariée immédiatement, je le dénonce à l’archevêché comme ivrogne. Comment ce coquin ose-t-il me désobéir ? Dis-lui qu’on l’enverra pourrir dans un monastère et que j’exilerai la famille de Parachka dans les steppes. »

Le valet transmit le message. Les parents de Parachka et le prêtre entourèrent la jeune fille ; sa mère en larmes tomba à genoux devant elle, la suppliant de ne pas causer la perte de toute la famille. La jeune fille ne cessait de dire : « Je ne veux pas », mais d’une voix de plus en plus faible qui ne fut bientôt plus qu’un murmure, et enfin elle se tut. La couronne nuptiale fut posée sur sa tête ; elle n’opposa aucune résistance, et le valet alla en toute hâte annoncer la nouvelle à la maison : « Ils sont mariés. »

Une demi-heure plus tard, les petites clochettes des cortèges nuptiaux résonnaient à la porte de la maison du seigneur. Les cinq couples descendaient de voiture, traversaient la cour et entraient dans le vestibule. Le