Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/74

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seigneur les recevait, leur offrant un verre de vin, tandis que les parents, derrière leurs filles en pleurs, leur ordonnaient de s’incliner jusqu’à terre devant leur maître.

Les mariages par ordre étaient si communs que parmi nos serviteurs, chaque fois qu’un jeune couple prévoyait qu’on pourrait leur ordonner de s’épouser, bien qu’ils n’eussent aucune inclination l’un pour l’autre, ils prenaient la précaution d’être parrain et marraine ensemble au baptême d’un enfant d’une famille de paysans. Le mariage devenait alors impossible d’après les canons de l’Église russe. Ordinairement, le stratagème réussissait, mais un jour il eut un résultat tragique. Andréï, le tailleur, devint amoureux d’une jeune fille appartenant à l’un de nos voisins. Il espérait que mon père lui permettrait de s’établir librement comme tailleur, en échange d’une certaine annuité, et qu’en travaillant ferme à son métier il arriverait à mettre de côté quelque argent et à racheter la jeune fille. Autrement, en épousant un des serfs de mon père, elle serait devenue serve du maître de son mari. Or, comme Andréï et l’un des servantes de notre maison prévoyaient qu’on pourrait leur ordonner de s’épouser, ils convinrent de tenir ensemble un enfant sur les fonds baptismaux. Ce qu’ils avaient craint se produisit : un jour, on les appela chez le maître et l’ordre qu’ils appréhendaient leur fut donné.

« Nous obéissons toujours à vos ordres, dirent-ils, mais il y a quelques semaines nous avons été ensemble parrain et marraine à un baptême. » Andréï expliqua aussi ses désirs et ses intentions. Le résultat fut qu’on l’envoya au bureau de recrutement et qu’il devint soldat pour le reste de ses jours.

Sous Nicolas Ier, le service militaire obligatoire pour tous n’existait pas comme aujourd’hui. Les nobles et les marchands étaient exempts, et quand on ordonnait une nouvelle levée de recrues, les propriétaires fonciers devaient prélever sur leurs serfs un certain nombre d’hommes. En général les paysans, dans chaque commune