Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/92

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ment de la Garde ou d’un régiment quelconque de l’armée, à leur choix, qu’il y eût ou non des vacances dans ce régiment. En outre chaque année les seize meilleurs élèves de la première classe étaient nommés pages de chambre, c’est-à-dire qu’ils étaient personnellement attachés à différents membres de la famille impériale — l’empereur, l’impératrice, les grandes duchesses et les grands ducs. C’était considéré naturellement comme un grand honneur. Les jeunes gens à qui cet honneur était accordé se faisaient ainsi connaître à la Cour ; ils avaient alors bien des chances d’être nommés aide de camp de l’empereur ou de l’un des grands ducs, et par conséquent ils avaient toute facilité de faire une brillante carrière au service de l’État. Aussi les pères et les mères s’efforçaient-ils de faire entrer leurs garçons au corps des pages, même aux dépens d’autres candidats qui ne devaient plus jamais voir une vacance se présenter à eux. Maintenant que j’étais dans ce corps choisi mon père pouvait donner libre cours à ses rêves ambitieux.

Le corps était divisé en cinq classes, dont la plus élevée était la première. On avait l’intention de me faire entrer dans la quatrième. Mais comme on découvrit à l’examen d’entrée que je n’étais pas assez familier avec les fractions décimales, et comme la quatrième contenait cette année-là plus de quarante élèves, tandis que la cinquième n’en comptait que vingt, je dus entrer dans cette dernière classe.

Je fus très vexé de cette décision. Je n’entrais qu’à contre-cœur dans une école militaire, et voilà qu’il me fallait y séjourner cinq ans au lieu de quatre. Qu’allais-je faire en cinquième, si je savais déjà tout ce qu’on y enseignerait ? Les larmes aux yeux, j’en parlai à l’inspecteur, Colonel Winckler, placé à la tête de l’enseignement, mais il me répondit en plaisantant : « vous savez bien ce que disait César : il vaut mieux être le premier dans un village que le second à Rome. » Ce à quoi je répondis avec vivacité que je consentirais vraiment à