Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/99

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qu’ils ne fussent surpris à l’improviste par Girardot, nous devions monter la garde. Les petits élèves de cinquième étaient arrachés de leur lit à tour de rôle, deux à la fois, et ils devaient flâner dans l’escalier jusqu’à onze heures et demie et avertir que le colonel approchait.

Nous résoûmes de mettre fin à ces veillées nocturnes. Longues furent les discussions et nous consultâmes les autres classes pour savoir ce que nous devions faire. Voici quelle fut leur décision : « Refusez tous de monter la garde, et lorsqu’ils commenceront à vous battre, ce qu’ils feront certainement, allez en aussi grand nombre que possible trouver en corps Girardot. Il n’ignore rien de tout cela, mais alors il sera forcé d’y mettre un terme. » La question de savoir si cela ne serait pas du « rapportage » fut résolue négativement par des experts en matière d’honneur : les pages de chambre ne se conduisaient pas en camarades envers les autres.

Le tour de garde tombait ce soir-là sur le prince Chahovskoï, un « vieux » et sur Sélanov, un nouveau, garçon extrêmement timide qui avait même une voix de fille. Le vieux fut appelé le premier, mais il refusa et on le laissa tranquille. Alors deux pages de chambre allèrent au timide nouveau, qui était au lit ; et comme il refusait d’obéir, ils commencèrent à le frapper brutalement avec de grosses bretelles de cuir. Chahovskoï éveilla quelques-uns de ses voisins de dortoir, et tous coururent trouver Girardot.

J’étais également au lit lorsque les deux grands vinrent à moi et m’ordonnèrent de prendre la garde. Je refusai. Alors, saisissant deux paires de bretelles — nous mettions toujours nos vêtements bien en ordre sur un banc auprès du lit, les bretelles par-dessus, et sur le tout la cravate de travers — ils se mirent à me frapper. Assis dans mon lit, je me défendais avec les mains, et j’avais déjà reçu plusieurs coups violents, quand l’ordre retentit : « La première, chez le colonel ! » Les fiers combattants se radoucirent aussitôt, et à la hâte, ils remirent mes affaires en ordre.