Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/100

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« — Ne dites pas un mot, » murmurèrent-ils. « — La cravate en travers, bien en ordre, » leur dis-je, alors que mes épaules me cuisaient de douleur. Nous ne sûmes pas ce que Girardot dit à la première ; mais le lendemain, comme nous étions en rangs pour descendre au réfectoire, il nous parla d’un ton doucereux, nous disant combien il était triste que des pages de chambre eussent frappé un enfant qui était dans son droit et qui, de plus, était un nouveau ; un garçon aussi timide que Sélanov ! Toute l’école fut dégoûtée de ce discours jésuitique.

Ce fut aussi un coup porté à l’autorité de Girardot, et il y fut très sensible. Il n’éprouvait que de l’aversion pour notre classe et spécialement pour moi — on lui avait rapporté l’affaire du carrousel — et il nous le montrait à toute occasion.

* * *

Durant le premier hiver, je fus un hôte fréquent de l’hôpital. Après avoir souffert d’une fièvre typhoïde, pendant laquelle le directeur et le docteur me prodiguèrent des soins vraiment paternels, j’eus des inflammations gastriques très douloureuses et très fréquentes. Girardot faisait sa ronde quotidienne à l’hôpital. M’y voyant souvent, il se mit à me dire chaque matin, d’un ton demi-plaisant, et en français : « Voici un jeune homme qui se porte comme le Pont-Neuf et qui flâne à l’hôpital. » Une ou deux fois je répondis en riant, mais à la fin, voyant de la méchanceté dans cette constante répétition, je perdis patience et me mis fortement en colère.

« — Comment osez-vous dire cela ? » m’écriai-je. « Je demanderai au docteur de vous interdire l’entrée de cette salle. » Et je continuai sur ce ton.

Girardot fit deux pas en arrière. Ses yeux noirs lancèrent un éclair. Sa lèvre mince s’amincit encore. Enfin il dit : « Je vous ai offensé, n’est-ce pas ? Eh bien, nous avons dans le vestibule deux pièces d’artillerie : nous battons-nous en duel ? »