Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/109

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mêlée de chants funèbres, il s’agenouilla et pleura longtemps en silence. Puis il se releva, toujours sans rien dire, et fit signe aux jeunes gens de le suivre. Ils rentrèrent tous trois dans la cabane et prirent leur repas du matin. Mikoa avait chassé sa tristesse, et il se montra tellement gai, que Razim ne se rappelait pas l’avoir jamais vu dans une joie pareille. Il passa le reste de la journée à se tatouer et à se parer de son mieux, chantant et riant sans cesse comme un enfant. Au coucher du soleil, il chaussa ses sandales de fêle, se coiffa de ses plumes de guerre, prit en main son arc et ses flèches et embrassa ses enfants.

— Promettez-moi, leur dit-il » que jusqu’à mon retour vous ne cesserez pas de vous aimer et de vous réjouir ensemble, comme vous l’avez fait aujourd’hui.

— Où allez-vous ? lui répondirent-ils. La nuit sera mauvaise.

— Peu importe. Je vais célébrer autour de la pierre sacrée les danses que j’ai promises aux génies. Ne me suivez pas ; il faut que je sois seul pour accomplir la cérémonie sainte. Adieu, que le bonheur ne vous quitte jamais !

Il allait sortir ; mais Razim, voyant des larmes briller dans ses yeux, saute à son cou, et lui dit :

— Mon père, pourquoi pleures-tu ? tu as un chagrin que tu ne nous dis pas.

— Je n’ai aucun chagrin, ma fille, répondit-il. Je pleure de joie. Je te jure, par ta mère, que je n’ai jamais été si heureux de ma vie !

Et l’embrassant de nouveau, il sortit en chantant, et s’éloigna avec la légèreté rapide d’un jeune homme.

Peu de temps après son départ, un orage qui s’amassait depuis quelques heures éclata d’une manière terrible. Maurice, saisi d’un pressentiment sinistre, ne cessait de rêver à son ami. Razim, que moins d’expérience éclairait sur les symptômes de la douleur, avait gardé toute sa sérénité, et travaillait à tisser un pagne brodé de couleurs variées. Comme elle était fatiguée de sa promenade du matin, elle ne tarda pas à se laisser gagner par le sommeil. Maurice la prit dans ses bras, la posa doucement sur son lit, la couvrit d’un pagne épais ; et, après l’avoir embrassée tendrement, il partit sans l’avoir réveillée. Il prit le chemin de la pointe de Diamant, près de laquelle il savait qu’était située la pierre consacrée aux anciens dieux de l’île, et se mit à marcher rapidement dans cette direction. L’orage augmentait à chaque instant de violence ; le vent souillait à la face du jeune homme une pluie âpre et serrée qui l’aveuglait par instant, et, s’engouffrant dans ses vêtements, menaçait parfois de le jeter dans le ? précipices qui bordaiant sa route. Le tonnerre grondait sourdement dans le lointain, et les éclairs, de plus en plus fréquents, annonçaient qu’il allait bientôt se rapprocher. Maurice, au lieu de se laisser décourager par te mauvais temps, n’en poursuivait son chemin qu’avec plus d’ardeur, parce que chaque instant augmentait les inquiétudes qu’il avait conçues pour Mikoa. Au bout de deux heures de marche, il arriva sur les rochers qui surplombent à une grande hauteur la plage de la pointe de Diamant. Là, son oreille fut frappée par le son d’une voix humaine. Persuadé que c’était celle de Mikoa, il continua d’avancer vers la mer, et peu-à-peu il arriva à distinguer des paroles. La voix chantait ainsi :

« Longtemps, longtemps, j’ai souffert. J’ai souffert toute ma vie, et ma vie est longue. Bons génies, pourquoi donnex-vous tant de jours aux malheureux, et si peu à ceux qui goûtent le bonheur ? Hélas ! que de choses j’ai vues, hélas ! et de toutes ces choses j’ai pleuré. Je n’étais point né beau, et ma mère ne m’aimait pas comme mes frères qui ressemblaient aux génies ; et, comme ma mère ne m’aimait point, mes frères me dédaignaient. J’ai grandi comme l’arbre de la montagne qui n’est arrosé que par la tempête, et qui n’est caressé que par les vents d’orage. Et, quand j’ai été homme, j’ai aimé une femme, la plus belle, la plus tendre, la plus noble des femmes d’Oahoa. Je l’ai tant aimée que je ne pensais qu’à elle, que je ne voyais qu’elle sur la terre. J’aurais voulu être beau, riche, fort et sage plus que tous les autres hommes ensemble, pour me faire aimer d’elle. J’aurais voulu être un oiseau à plumage brillant et de voix mélodieuse pour plaire à la Fleur de la vallée. Mais hélas ! je n’étais pas digne d’elle ; et elle en a aimé un autre qui ne l’aimait pas mieux que moi, mais qui valait mieux sans doute. Pauvre Mikoa ! »

Ici un violent coup de tonnerre interrompit le bruit de la voix ; au bout d’un instant, Maurice l’entendit de nouveau.

« Je l’ai servie tant qu’elle a vécu, et je l’ai