Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/110

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aimée toujours. Et quoique j’aie été bien triste tant qu’elle a été près de moi, et qu’elle m’a appelé son frère, je suis plus triste encore depuis qu’elle n’est plus là et qu’elle ne me dit plus rien. Je me suis bien souvent frappé la poitrine parce que je ne pouvais pas aller la rejoindre au pays des âmes. Mais elle m’avait dit : « Ma fille sera ta fille, et tu ne la laisseras jamais seule dans le malheur ! » Et j’ai dû attendre patiemment que le jour de son bonheur arrivât, et rester là pour me consoler quand elle souffrait comme moi, que rien ne console. »

La voix s’arrêta un instant pendant lequel Maurice n’entendit plus que le gémissement du vent autour des rochers ; puis elle reprit, mais sur un rhythme rapide et triomphant :

« Mais c’est fini ! fini ! Je suis libre ; je ne souffrirai plus. Je vais rejoindre dans les nuages les âmes de mes pères, qu’on a exilés de notre terre natale. Je vais retrouver la belle Nada, qui finalenant aimera peut-être Mikoa. Je vais errer, je vais respirer, je vais chanter avec les âmes. Ô joie ! ô joie ! Maintenant, tu n’auras plus rien à craindre, vieux sauvage ; ni les espions du Dieu de l’Europe, ni l’abandon de ceux que tu aimeras, ni le rire moqueur de ceux qui n’ont jamais pleuré. Allons ! allons ! réjouis-toi, guerrier des anciens temps, tu vas quitter la terre des douleurs, et retomber au pays des âmes, où se promène ta bien-aimée que tu n’as pas vue depuis si longtemps. Monte dans ton canot, ouvre ta voile, et aie bonne confiance dans l’orage. »

En ce moment, un vif éclair, fendant les nues, vint éclairer tout l’horizon. À sa lueur sinistre, Maurice vit Mikoa s’élancer avec sa frêle barque au milieu des vagues furieuses. Ne pouvant plus douter de la funeste résolution de son ami, il voulut courir au rivage pour l’arracher à sa perte ; mais un horrible précipice le séparait de la plage et l’empêchait de faire un pas. Alors, il se mit à crier avec désespoir le nom de Mikoa ; mais ce fut en vain ; le vent venait de la mer, et il était impossible qu’il se fît entendre de Mikoa. Celui-ci continuait à chanter, mais à chaque instant sa voix diminuait dans l’éloignement, et bientôt elle se confondit avec le sifflement du vent et le mugissement des vagues. Maurice fit un long détour et descendit au rivage. Il recommença à appeler son ami ; mais personne ne lui répondit, et, pendant la nuit entière, il ne vit et n’entendit rien que l’orage, qui continua à gronder jusqu’au matin. Aux premières lueurs de l’aube, le vent s’apaisa, le tonnerre se tut, et la mer commença à se calmer. Maurice parcourut d’un regard attentif tout l’horizon et ne vit rien. Il retourna désolé à la cabane où Razim l’attendait en proie à d’horribles inquiétudes, et lui dit en l’embrassant :

— Aimons-nous maintenant plus que jamais, Razim, car nous sommes seuls sur la terre. Si c’est un fils que Dieu nous envoie, nous lui donnerons le nom de Mikoa, pour qu’il reste encore ici-bas quelque chose du dernier sauvage.

George Sand.
(L’Artiste.)