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des intelligences avec le diable ne sont pas aussi gais que cela.

— Je trouve, répondit celle-ci, qu’il y a encore de la tristesse dans sa gaîté ; il conserve, même dans sa joie, son masque pâle et impassible.

Cependant le but de Mme de Veyle n’était pas atteint. Personne ne se souciait plus de se faire entendre après le terrible rival qui venait de soulever tant de joyeuses émotions. La marquise se vit donc dans la nécessité de faire encore une fois appel à la bonne volonté de Formose.

— Prince, lui dit-elle, vous devez savoir quelques-unes des ballades de votre pays ?

— Elles vous effraieraient peut-être, répondit Formose.

— Tant mieux, reprit en riant la marquise ; nous vous supplions de nous en chanter une.

— Vous le voulez absolument ? demanda Formose.

— Oh ! oui, laissa échapper Mlle d’Orion.

— Alors je me rends, dit le prince en s’inclinant du côté de la jeune fille.

— C’est cela, s’écria la marquise, faites-nous peur ; nous voulons être effrayées. Et elle fit mettre des abat-jours sur les bougies, de façon à n’être éclairé que par une lueur incertaine et crépusculaire.

— La ballade que je vais raconter, dit Formose, ne se chante pas sur les paroles italiennes. Les hommes du peuple la disent le soir au coin du feu ; cependant je peux accompagner mon récit, ce sera une espèce de mélopée.

Il se remit au piano, et préluda par une sorte d’introduction d’un style sombre et triste. C’était d’abord une mélodie plaintive qui allait se perdre dans un déluge de notes aiguës, et, redescendant tout-à-coup, semblait s’éteindre comme un murmure vague et confus ; c’était, comme l’a dit un vrai poète[1] :

Un air maladivement tendre,
À la fois charmant et fatal,
Qui vous fait mal,
Et qu’on voudrait toujours entendre.

Puis peu à peu le rhythme, s’élargissant, prenait une allure infernale et terrible qui semblait rendre, par l’entre-choquement de sons étranges et fantastiques, les cris des damnés et les souffrances des maudits. Formose était superbe se débattant sur les touches d’ivoire, avec une fureur nerveuse, les traits altérés et les yeux animés d’une excitation sauvage. À la dernière note qui éclata comme un coup de tonnerre, il commença en continuant à promener ses doigts sur le clavier :

« Il y avait à Gisone un homme du nom de Foscolo Foscoli, qui ne croyait ni à Dieu ni au diable.

« Or, Foscolo avait épousé Beneditta, la plus belle fille de la Calabre, et l’avait, disait-on, étranglée le soir même de ses noces.

« — Je te parie, dit un jour Géronimo à Foscolo, que tu n’iras pas tout seul au monastère de Santa-Marina ?

« — J’irai, dit Foscolo.

« Et il partit.

« Il était tard lorsqu’il arriva sous les voûtes sombres du monastère abandonné. Il vit treize statues blanches qui le saluèrent à son entrée. Parmi les treize statues, une avait au doigt un anneau d’or ; Foscolo alla droit à elle, et voulut s’emparer de l’anneau, mais le doigt de pierre se referma.

« — Par les cornes du diable ! dit Foscolo, cette statue ressemble à Beneditta.

« Et pénétrant dans la salle, il vit un lit et résolut de se coucher.

« Il posa son poignard et son pistolet chargé à ses côtés, et s’endormit.

« Au bout d’une heure de sommeil, il fut réveillé par un bruit étrange ; les treize statues avaient quitté les niches de la galerie, et elles s’avançaient lentement vers le lit de Foscolo en portant un cercueil. Beneditta était en tête.

« Foscolo se leva, et allant à Beneditta, il lui donna un coup de poignard ; mais la lame se brisa sans effleurer la pierre.

« Il déchargea son pistolet sur la statue ; mais la statue lui rendit la balle.

« Alors Foscolo, pâle, égaré, voulut fuir ; mais la statue le prit dans ses bras, et, l’entraînant vers le lit : — Tu me dois ma nuit de noces ! et elle l’étouffa dans ses embrassements. »

Cette complainte avait été récitée avec toute l’habileté d’un improvisateur ; l’accompagnement sombre et sinistre qui dominait les paroles et résonnait douloureusement, au milieu de ce salon à peine éclairé, le prestige diabolique qui entourait Formose, tout cela avait violemment agi sur les nerfs des spectateurs, et surtout sur l’esprit des femmes, plus faciles à émouvoir et toujours disposées aux impressions merveilleuses.

  1. Théophile Gautier