Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tone où elle était enfermée depuis si longtemps. Elle attendait avec impatience l’heure du départ, et cependant, au moment de se séparer de la folle, la pauvre petite pensa que cette folle était sa mère, et elle se mit à pleurer. À la vue de ces larmes, la duchesse, qui avait assisté jusque-là à tous les préparatifs avec un œil indifférent, se sentit pourtant réveillée de sa torpeur ; elle s’approcha de la jeune fille, et lui dit en lui prenant la main : — Tu pleures, Henriette ? qui t’a fait du mal ? — Personne, maman, répondit-elle, mais je vais m’en aller bien loin, et je ne vous verrai plus. — M’arracher mon enfant ! s’écria la mère en embrassant sa fille pour la première fois. Et comme si cet effort eût épuisé toutes ses forces, elle retomba sur elle-même, reprit son air égaré, et chanta une psalmodie qui revenait sans cesse sur ses lèvres et qui était le refrain d’une chanson étrangère.

Cette chanson avait-elle pour la duchesse un sens mystérieux qui fît allusion à un événement important de sa vie, où n’étaient-ce que des mots vides comme son cerveau ? on ne le savait pas. En arrivant à sa pension, la jeune Henriette y apporta ses tristes souvenirs et ce caractère fier et indépendant qui s’était développé dans la solitude ; là encore elle vit qu’elle était une exception à la loi commune. Ses compagnes avaient leurs jours de sortie chez leurs parents, jours désirés et impatiemment attendus ; elle ne sortait jamais, et l’approche des vacances, qui soulevait dans le cœur de ses amies un si doux émoi, était pour elle une nouvelle douleur.

À quinze ans, elle sortit de pension et revint prendre sa place au triste foyer. Rien n’était changé ; seulement sa mère la reconnaissait un peu moins qu’autrefois. Pendant l’hiver, la duchesse, confiée aux soins de domestiques dévoués, continua d’habiter le château de la Normandie ; mais Mlle d’Orion fut amenée à Paris par M. de Larcy, qui ne semblait pas, du reste, très-empressé à conduire dans les salons sa belle pupille. Si nous n’avons encore rien dit de la beauté de Mlle Henriette d’Orion, qu’on nous pardonne cet oubli, elle était remarquablement jolie, et passait déjà dans le monde, à l’époque où commence cette histoire, pour l’une des jeunes personnes les plus belles et les plus accomplies de la société parisienne. En un mot, Mlle Henriette était, sous le triple rapport de la beauté, des biens et de la noblesse, une des héritières les plus en vue et les plus convoitées de France ; elle avait été, à son entrée dans le monde, le point de mire de bien des ambitions, qui toutes avaient battu en retraite devant les légitimes et redoutables prétentions de M. de Larcy fils. Le rêve de M. de Larcy le père avait été de tout temps d’unir le cousin et la cousine, et il ne considérait déjà l’immense fortune de sa pupille que comme la fortune de son fils.

Mlle Henriette n’avait aperçu son cousin que deux ou trois fois avant son entrée dans le monde ; le jeune de Larcy faisait lui-même ses études pendant les premières années de pension de sa cousine, et préludait, par des voyages, au sortir du collège, à son éducation diplomatique. Son père l’avait bercé depuis si longtemps de cette idée : que Mlle Henriette lui était destinée, en quelque sorte officiellement, et qu’il n’avait qu’à attendre l’époque de la majorité de sa cousine pour l’épouser ; que le jeune homme regardait déjà cette union comme une chose faite, comme un contrat tacitement passé entre les deux parties.

Mlle d’Orion, de son côté, avait été élevée dans les mêmes idées ; elle ne trouvait rien de plus naturel que le désir de son oncle ; et souvent dans ses heures de rêveries, au milieu de sa tristesse et de sa solitude, alors qu’elle s’élançait par la pensée vers des jours meilleurs, elle songeait à ce cousin absent qui devait la dédommager de toutes les souffrances ressenties, et elle encadrait dans ses rêves de jeune fille le portrait de l’époux qui l’initierait un jour à une vie nouvelle. Mais quand il revint de ses voyages, et qu’il fut présenté à sa cousine, celle-ci demeura étonnée en voyant combien le caractère aimable et suffisant du vicomte répondait peu au modèle sorti du nuage de ses rêves.

M. le comte de Larcy père, qui ne nous est encore apparu que comme un homme honnête, un peu triste jouant assez bien, malgré ses cinquante-cinq ans, le rôle de Céladon auprès de la marquise de Veyle, M. de Larcy était poursuivi depuis bien longtemps par un souvenir qui se dressait dans ses rêves. M. de Larcy avait été marié deux fois. Sa première femme était morte en couches en lui donnant un fils. Au bout d’un an de veuvage, le comte qui s’ennuyait de vivre seul, convola à des noces nouvelles, mais il eut le malheur de rencontrer dans sa nouvelle compagne