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de vous verser un verre de ce vin de France, du vrai Château-Margaux, ma parole !

Et il vida lui-même son verre d’un trait.

M. de Larcy restait rêveur. Pourtant, il parut se remettre et mangea un peu. Pour l’Allemand, il engloutissait les comestibles et se versait des rasades démesurées.

— Allons, pensa M. de Larcy, il va se griser maintenant.

Il voulut faire quelques remontrances à son compagnon, et l’engager à se modérer un peu sur le chapitre de la boisson ; mais celui-ci n’entendait pas raison, il trouvait le vin bon et en usait comme s’il eût été président de quelque société de tempérance.

— Ah bah ! Monsieur de Larcy, disait l’Allemand, vous vous faites des fantômes de tout. Pour moi, je demande que ma captivité se prolonge le plus longtemps possible, si le propriétaire de l’établissement… du château, veux-je dire, consent à ne me servir que du vin pareil à celui-ci. À votre santé, Monsieur le vicomte ; et une nouvelle rasade suivit ce toast.

M. de Larcy voulut encore revenir sur ses craintes et ses appréhensions ; mais l’Allemand lui répondit par un si franc éclat de rire, que le vicomte, prenant pour une lubie de son esprit la ressemblance frappante qu’il croyait avoir remarquée entre le domestique et le joueur contre lequel il avait perdu naguère, eut honte un instant de ses soupçons.

— Je suis si sûr de l’honnête propriétaire de ce château, criait l’Allemand à tue-tête, que je n’hésiterais pas à lui confier pour cette nuit les cent mille francs que j’ai dans mon portefeuille !

En ce moment le vicomte pâlit ; il lui semblait avoir vu des yeux humains le regarder à travers les yeux vides d’un portrait en pied de chevalier suspendu devant lui à la muraille.

Pour cette fois, le vicomte allait déclarer à son compagnon qu’il ne consentirait jamais à passer la nuit dans ce château, lorsque l’homme qui les avait introduits dans la salle, et qui était Berthold (M. de Larcy ne le connaissait pas, bien que Berthold connût parfaitement le vicomte), vint leur annoncer que leurs chambres étaient prêtes.

Il n’y avait plus à reculer, il fallait payer d’audace et accepter la situation.

Berthold causa avec les deux voyageurs pendant quelques instants ; après quoi il leur souhaita une bonne nuit, et ordonna à Chaulieu de les conduire à leurs chambres.

Celui-ci les fit passer par un assez long corridor, et les mena chacun dans une chambre séparée, mais contiguë l’une à l’autre.

L’Allemand ne fit que deux choses, il se déshabilla et s’endormit.

Quant au vicomte, son premier soin fut de s’assurer s’il était enfermé ; la porte était libre : il regarda dans le corridor, et se dirigea vers la chambre de son compagnon pour lui révéler ce qu’il avait vu, et l’engager à se tenir sur ses gardes. L’Allemand ronflait comme une toupie d’Allemagne, et ne voulait rien entendre.

M. de Larcy revint dans sa chambre avec la résolution de ne pas dormir.

Une heure, deux heures, trois heures se passèrent sans qu’il entendît rien.

Il jugea alors que ses craintes étaient vaines et puériles ; cependant le souvenir des deux yeux flamboyants l’inquiétait toujours.

Il était depuis longtemps plongé dans ses réflexions et se disposait à se coucher, lorsqu’il crut entendre des pas dans le corridor. Il se plaça derrière la porte et attendit. En ce moment on entrait chez son compagnon.

Le vicomte sortit tout doucement de sa chambre, se glissa dans le corridor, et se blottit dans une niche de statue.

Un cri, parti de l’appartement occupé par l’Allemand, lui apprit le sort de son compagnon. Aussitôt trois hommes pénétrèrent dans la chambre du vicomte, et demeurèrent frappés de stupeur en voyant qu’elle était vide.

Ils cherchèrent sous le lit, dans les armoires, ce fut en vain.

— Il faut s’en saisir à tout prix ! s’écria Chaulieu, sinon nous sommes perdus.

Le vicomte écoutait ce propos peu rassurant, mais il resta foudroyé lorsqu’il entendit une voix s’écrier :

— Jamais Formose ne nous pardonnerait une telle maladresse. Ce M. de Larcy était son rival. Ainsi moins de quartier que jamais. Le château est bien fermé, il ne peut nous échapper ; répandons-nous partout, et qu’il n’en soit plus question. Chaulieu va avertir les autres.

Ils allaient s’éloigner, lorsque Berthold continua :