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RETOUR À PARIS

Formose était à Blumster depuis une quinzaine de jours environ, attendant avec Berthold l’issue de l’opération des fausses lettres. Cette retraite était en quelque sorte une retraite forcée, puisqu’il avait annoncé son départ à M. de Larcy le père et à Mlle d’Orion, qui croyaient le prince en Italie occupé d’affaires de famille et de la vente de ses propriétés transalpines. Formose et Berthold n’étaient pas sans inquiétude sur le résultat du coup audacieux exécuté par les cinq associés : la moindre hésitation de l’un d’eux pouvait tout compromettre, et alors, en admettant dans cette hypothèse les chances les plus favorables, il faudrait continuer le même genre de vie et reprendre cette longue série de forfaits dont le souvenir commençait à les importuner l’un et l’autre.

Tout-à-coup ils apprirent par les journaux que l’opération avait fait long feu. Cette tentative, qui accusait chez son auteur une audace inouïe et une sorte de génie diabolique, avait causé la plus vive émotion sur les différentes places, et jeté la perturbation dans les opérations de banque et les effets de commerce. Formose avait voulu enlever aux principaux coffres-forts de l’Europe la somme énorme de vingt millions[1]. Ses compagnons étaient parvenus à soustraire trois millions qui, suivant les conventions auraient été expédiés au fur et à mesure à Paris à une adresse pseudonyme. C’était à Bruxelles que la mèche avait été éventée. Lorry, encore inexpérimenté et moins confiant que ses compagnons, s’était troublé chez un banquier qui avait conçu quelque doute sur la réalité du papier. Arrêté sur-le-champ, le jeune homme s’était fait sauter la cervelle, et l’on n’avait rien trouvé sur lui qui pût constater son nom et son identité.

À cette nouvelle, Formose et Berthold restèrent anéantis. Le premier moment de vertige et d’effroi passé, Berthold proposa de fuir et de quitter l’Europe. Mais Formose résolut de payer d’audace, il monta avec Berthold dans une chaise de poste, et ils revinrent immédiatement à Paris.

Bientôt les nouvelles de l’affaire des fausses traites arrivèrent de toutes parts, elles élaient de nature à rassurer Formose : voici ce qui s’était passé. L’éveil donné, l’ordre était parti d’arrêter les aventuriers qui avaient déjà escompté pour trois millions de valeurs fabriquées. Chaulieu, auquel était échue l’Italie, dans la distribution des grands centres, s’était fait passer, dans toutes les villes, pour un spéculateur en tableaux et en objets d’art, et avait fait une rafle complète. Il se trouvait à Civita-Vecchia, lorsqu’il apprit la catastrophe de Lorry, alors il était monté sur un navire faisant voile pour Alexandrie. Mersan, arrêté à Londres, était parvenu à échapper à l’infamie par une mort volontaire, en se précipitant dans la Tamise. Les deux autres s’étaient sauvés en Amérique, en sorte que cette opération avait en définitive entièrement tourné à l’avantage de Formose qui, par le fait, se voyait débarrassé de ses compagnons, et, de plus, restait propriétaire, avec Berthold, des trois millions expédiés sur Paris. Quant à la police de tous les pays exploités, elle était sur les dents pour saisir les coupables, qu’elle croyait très nombreux ; mais il ne lui était resté entre les mains que deux cadavres inconnus, les cinq industriels ayant eu soin de prendre des noms d’emprunt, et des titres et des qualités de contrebande.

Au bout de quelques jours, la sensation produite par celle affaire des traites s’apaisa peu à peu sans que l’on pût connaître ni même soupçonner les coupables. Formose jugea qu’il était sauvé, et Berthold s’applaudit de n’avoir pas exécuté son projet de départ. Sur les trois millions adressés à Paris, un million fut abandonné à Berthold avec les valeurs courantes appartenant à l’association ; Formose se réserva les deux autres, qui devaient représenter, aux yeux de M. de Larcy, le produit de la vente des propriétés d’Italie.

Alors Formose, débarrassé de ses criminels complices, n’ayant plus rien à redouter, et pouvant désormais continuer à mener un train princier, sans courir le risque d’être compromis, vit que la fortune se déclarait ouvertement pour lui. Rien ne s’opposait plus à son mariage avec Mlle d’Orion, il prouverait d’une manière irréfutable que sa fortune lui permettait d’aspirer à la main de la riche héritière. Une idée l’inquiétait pourtant, c’était la disparition subite du vicomte de Larcy, dont on ne connaissait probablement pas encore la mort, puisque Mme de Veyle ne lui en avait pas

  1. Les détails de ces affaires des fausses traites sont vrais. — On se rappelle qu’en 1841 une société d’élégants industriels conçut le projet d’enlever aux principaux banquiers d’Europe une somme énorme. — Voir la Gazette des Tribunaux de 1843.