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à laquelle des deux femmes il devait donner la préférence. Elles étaient belles toutes deux, quoique bien différentes, et toutes deux pleines de charmes.

Celle qui était venue du côté de la ville portait sur son beau front l’empreinte d’une grande intelligence ; son regard, ferme et pénétrant, semblait fait pour aller au fond de tous les mystères, sa démarche était noble et imposante, et son costume composé d’étoffes superbes et orné des pierres les plus précieuses, se drapait autour d’elle avec art, et faisait resplendir au soleil des reflets magnifiques. Mais au milieu de l’éclat qui environnait toute sa personne, il se montrait je ne sais quoi de faux et de triste. Sur ce front grandiose et dans ces yeux scrutateurs on lisait comme le regret de trop savoir ; le fin sourire qui errait sur ses belles lèvres un peu pâles laissait entrevoir l’ironie et l’incrédulité, et sous les vastes plis de ses vêtements merveilleux on cherchait vainement les battements du cœur.

La femme venue de la forêt était, au contraire, vêtée pauvrement ; une simple étoffe d’écorce entourait le bas de son corps ; mais ses belles épaules dorées par le soleil, ses bras ronds et potelés, pleins à la fois de force et d’élégance, sa puissante poitrine où l’on voyait l’air circuler abondamment et le cœur battre avec une force tranquille, ne semblaient pas faits pour porter des voiles, et nul vêtement n’eût été digne de les couvrir. Le visage de cette femme n’annonçait pas la profonde intelligence qui éclatait sur celui de l’autre ; mais les lignes en étaient si pures, l’expression si naïve et si bonne, qu’on n’eût pas osé y rien changer, de peur de déranger son charmant ensemble.

Autant le voyageur admirait la première des deux apparitions, autant il se sentait porté à aimer la seconde. Pourtant, après les avoir bien examinées toutes deux, il ne savait encore laquelle il devait choisir.

Voyant son incertitude, elles cherchèrent à le décider, en lui parlant tour à tour.

— Viens avec moi, disait la femme aux beaux vêtements, d’une voix harmonieuse comme le concert savant de vingt instruments mélodieux ; je te montrerai mille merveilles, et je te donnerai mille plaisirs. Dans la ville que j’habite, la vie d’un homme ne suffit pas pour tout connaître et tout goûter. Tu verras là-bas des demeures humaines, dont les unes, bâties avec les débris de la terre, et fortes comme les roches séculaires de l’Atlas, défient les orages et les ans ; dont les autres, mobiles et légères comme des nids de mouettes, brûlent le sol de leur course emportée ou glissent sur les ondes avec la vitesse des vents dont elles s’approprient la force ; des marbres travaillés par la main des hommes, comme des pâtes légères, et façonnés à l’image de toute chose, et auxquels il ne manque que la vie ; des toiles ornées de couleurs habilement mélangées et dans lesquelles semble se refléter tout ce qui existe ; des murailles qui emprisonnent les fleuves, des chemins qui coupent les montagnes en deux ; des machines qui broient la pierre et pétrissent le fer. Viens, je te ferai lire dans les entrailles de la terre et dans les profondeurs du ciel ; je t’apprendrai à mesurer l’espace et à peser les astres, et je te dirai l’histoire de tous les animaux qui se meuvent sur la surface du globe, les propriétés de toutes les plantes et le nom de toutes les étoiles. Viens avec moi, jeune homme, tu sauras tout, tu verras, tu goûteras tout.

L’autre femme parla ensuite d’une voix simple et sauvage, mais aussi mélodieuse que le bruit du vent passant dans les grands arbres, ou celui des ondes qui se précipitent entre les rochers. Elle disait :

— Suis-moi, noble enfant de Dieu ; suis-moi avec confiance, je suis ta sœur et ton amie. Je n’ai ni science ni trésors à t’offrir, mais seulement l’héritage qui nous a été légué par notre père commun. Là où j’habite, les oiseaux chantent en paix leurs doux hymnes d’amour, et saluent joyeusement le réveil de ceux qui aiment comme eux ; les arbres, dont aucune main ne sape les racines ni ne fouille le tronc, jettent de fraîches ombres et d’harmonieux soupirs sur les têtes amies qui viennent se reposer à leurs pieds ; l’herbe élastique berce le pied qui la foule. Le ruisseau sourit à l’œil qui s’y mire, le vent joue avec les chevelures flottantes, et l’orage lui-même, terreur du monde, déroule au pieux habitant des solitudes des magnificences inconnues. Je ne t’apprendrai aucun des secrets du monde ; mais Dieu, qui tient en sa main la source des mystères, se penchera paternellement vers toi et te laissera t’y enivrer d’admiration et de reconnaissance. Suismoi au lieu où l’on sent, où l’on aime, où l’on prie ; suis-moi au désert : c’est là qu’est le bonheur.