Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/83

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très près de la maison, il ne pouvait distinguer les traits des deux personnages qui en sortaient : pourtant, il crut reconnaître que la femme, beaucoup plus blanche que son compagnon, n’était pas tatouée comme lui, et crut même voir, grâce à son imagination peut-être, quelle était fort belle. Cette idée ne fit qu’augmenter sa curiosité, et il redoubla d’attention. Les deux inconnus s’avançaient vers l’entrée de la gorge, portant ensemble un fardeau qui devait être pesant, à en juger par la lenteur de leur marche. De temps en temps même ils étaient obligés de s’arrêter et de déposer le fardeau à terre ; puis ils se remettaient en route. Arrivés au rocher derrière lequel s’était accompli, un instant auparavant, le mystérieux travail de l’inconnu, ils s’arrêtèrent une dernière fois, et, se jetant dans les bras l’un de l’autre, ils se mirent à sangloter amèrement, puis ils reprirent leur fardeau et disparurent derrière le rocher. Il y eut quelques minutes d’un silence funèbre, pendant lesquelles Maurice, profondément ému, moins par la scène qui se passait devant ses yeux que par les idées qu’elle éveillait en lui, sentit couler ses larmes. Tout ce que l’homme a de tristes et de sacrés souvenirs de la patrie, la piété des vieux parents, la religion des tombeaux, tout cela lui revint en ce moment à l’esprit, et il vint s’y joindre, sans qu’il sût pourquoi, la douloureuse pensée de la liberté perdue.

— Ô malheureux ! malheureux ! s’écria-t-il, l’homme qui ne peut pas donner à ceux qu’il a aimés le coin de terre désiré, et qui ne peut pleurer ses morts comme les morts eussent voulu être pleurés ! — Pourquoi cette plainte vint-elle à la boucbe de Maurice ? Pourquoi ce jeune homme, qui avait méprisé les larmes des siens sur le sol qui l’avait vu naître, venait-il sur une terre étrangère s’attrister d’un événement qu’il ne comprenait pas, et partager une douleur inconnue ? Qui peut le dire ? Les âmes sont comme les harpes éoliennes, qui frémissent à des souffles invisibles.

Les deux inconnus reparurent bientôt, appuyés l’un sur l’autre, et s’en retournèrent lentement et silencieusement, comme des ombres, à la cabane solitaire. Au moment où la porte se referma, un oiseau de nuit vint se poser sur le toit, secoua ses ailes poudreuses, et poussa un cri aigre et sinistré. Il s’éloigna au bout d’un instant, et rien ne vint plus interrompre la morne taciturnité du vallon. Maurice, saisi d’une indéfinissable sympathie pour ces inconnus, et désireux d’éclaircir le mystère qui les enveloppait, se leva et se dirigea vers le rocher. Après l’avoir tourné, il vit que sur un espace de six à huit pieds carrés la terre avait été fraîchement remuée. Quoique nul signe extérieur n’indiquât la présence d’un cadavre, il comprit que des devoirs funèbres venaient d’étre rendus par les inconnus à un être qui leur avait été cher. Il trouva une sorte de satisfaction mélancolique à avoir deviné dès l’abord le secret de leur muette désolation. Les hommes sont bien frères, se dit-il, et se tiennent ensemble par un lien bien vivant et bien sympathique, puisque l’un ne peut éprouver une douleur dont l’autre ne reçoive le contre-coup !

La nuit était déjà avancée, et la clarté de la lune souvent et longtemps voilée par de sombres nuages, ne suffisait pas à éclairer le voyageur dans un chemin difficile, au milieu d’un pays inconnu. Déjà trop endurci à la fatigue pour craindre de passer une nuit à la belle étoile, trop téméraire pour s’inquiéter d’aucun danger, il monta sur une espèce de plate-forme qui dominait le lien de la sépulture, se fit, à l’abri d’un puissant cactus, un lit de mousse et de feuilles sèches, et s’endormit tranquillement, au doux murmure de la brise. Il rêva qu’il voyageait à cheval à travers une vaste plaine dont l’horizon se terminait d’un côté à une épaisse forêt, de l’autre à une ville immense. Frappé de la beauté du paysage, et surtout du contraste que formaient ses parties opposées, il s’arrêta plein d’admiration et d’incertitude. Il eût voulu à la fois rester où il était et aller des deux côtés. Une vive curiosité le portait vers la ville, une forte sympathie l’attirait vers le grand bois, et le doute qui naissait de ces deux impressions contraires le retenait à sa place. Pendantqu’il réfléchissait, livré à une fatigante et pourtant douce perplexité, il vit venir à lui deux femmes qui fendaient l’air dans leur course rapide. Leurs pieds ne touchaient pas le sol comme ceux des hommes, leurs épaules n’agitaient point des ailes brillantes comme celles des anges, et l’on n’eût pu dire si elles venaient de la terre ou du ciel. Elles arrivèrent en même temps près du voyageur, saisirent chacune en même temps une des brides de son cheval, et cherchèrent à l’emmener, l’une vers la ville, l’autre vers la forêt. Le cheval resta immobile entre les deux forces égales qui le tiraient en sens contraires, et le voyageur incertain ne sut