Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/95

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elle, son premier mouvement fut de dire à son sauveur :

« Pourquoi es-tu ici ? Va-t’en !

« Et déjà le bon Mikoa commençait à s’éloigner, quand elle s’élança après lui, et, lui jetant les bras autour du cou, l’embrassa tendrement. Il la regarda d’un air étonné et se mit ensuite à pleurer sans rien dire. Ma mère essuya ses larmes, pleurant elle-même à moitié ; puis elle lui dit :

« — Ramène-moi à la case et ne dis rien à ma mère.

« Il répondit :

« — Je ne dirai rien et je ferai ce que tu voudras.

« Il la conduisit jusqu’à sa porte. Au moment où elle allait l’ouvrir, il lui dit :

« — Fleur de la vallée, je ne respire que pour toi ! Nada pourra-t-elle aimer Mikoa ?

« Ma mère répondit :

« — Je ne sais pas.

« Et Mikoa s’en alla la tête penchée, rêvant tout le long de son chemin.

« Plusieurs mois se passèrent de la même manière. Peu à peu ma mère s’habituait à son ami. Elle lui permettait même souvent de l’accompagner dans ses promenades, et ils échangeaient bien des bonnes paroles. Pourtant il arrivait de temps à autre qu’elle lui ordonnait de garder le silence ou même de la quitter. Il obéissait toujours avec tristesse, mais sans murmurer.

« Il lui disait seulement :

« — Les esprits vont encore te visiter, Nada ; hélas ! qu’ils te quittent bientôt !

« Puis il s’en allait.

« Il croyait que les esprits tourmentaient ma mère, parce qu’elle était souvent en proie à des pensées tumultueuses.

« Elle m’a dit qu’en effet elle était alors agitée de transports sans cause, de vagues désirs et d’inquiétudes désordonnées. Elle sentait qu’il lui manquait quelque chose, et elle ne savait pas quoi. Tout ce qui était autour d’elle lui semblait petit et misérable, et elle ne pouvait s’accoutumer à l’idée de vivre au milieu des êtres bons et grossiers qui l’environnaient. C’était pour cela qu’elle aimait à contempler la mer et à dormir sous les grands bois.

« Il lui semblait que les oiseaux, en s’abattant sur les branches, allaient lui apporter quelque présent magnifique, ou lui annoncer quelque secret inconnu ; et quand elle voyait les vastes lames de l’Océan s’avancer rapidement vers le rivage et puis reculer avec la même vitesse, après s’y être brisées en écume, elle sentait en elle un besoin mystérieux et une folle espérance de ressentir un mouvement pareil.

« Une chose surtout la préoccupait : c’était le récit que lui avaient fait les anciens de l’arrivée du guerrier anglais, monté sur un grand navire qui marchait sur la mer comme une montagne flouante et animée, ouvrant au vent des ailes blanches comme celles des mouettes, et semblables, pour l’étendue, au champ qu’un homme peut labourer dans un jour. Elle se disait que les hommes qui avaient bâti et qui gouvernaient une machine pareille étaient sans doute des êtres merveilleux, en rapport avec les dieux, capables de penser et d’aimer autrement qu’elle et que ses compatriotes, trop grands pour vouloir et pouvoir faire autre chose que le bien. Elle regrettait de n’être pas déjà vieille, parce qu’alors elle aurait vu ces merveilles que les dieux n’envoient pas deux fois au même pays.

« Telles étaient les pensées de ma mère ; et le temps, en s’écoulant, ne faisait que les fortifier. Cependant, comme sa mère la pressait de se choisir un époux parmi les jeunes guerriers qui briguaient le bonheur de l’obtenir, elle rompit avec Mikoa, en présence des anciens, une branche de mourang sacré, et lui donna la moitié d’un pagne blanc, dont elle se revêtit ensuite. Alors les poursuites des autres prétendants cessèrent, et Nada fut tranquille avec sa mère.

« Mikoa lui avait promis, avant d’obtenir son consentement, de lui laisser fixer à son gré l’époque de leur mariage. Il tint sa parole et ne la pressa pas ; mais de temps en temps, d’un air humble et soumis, il lui demandait si le jour approchait où elle le rendrait le plus heureux des guerriers d’Oahou.

« — Bientôt, lui répondit-elle.

« — Mikoa paraissait se contenter de cette réponse ; mais, au fond du cœur, il souffrait cruellement des retards continuels que Nada apportait à leur union, et il finit par craindre qu’elle n’eût jamais lieu. Loin de s’en plaindre à sa fiancée, il cessa même de lui faire aucune question.

« Si elle le désire, se disait-il à lui-même, pourquoi lui ôter le plaisir de se décider ? Et si