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Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/21

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minutes, que la comtesse se mit à sonner de toutes ses forces. Trois suivantes accoururent par une porte, le valet de chambre par une autre.

— Qu’est-ce que c’est ? C’est donc inutilement qu’on appelle ici ? gronda la comtesse. Allez dire à Lisaveta Ivanovna que je l’attends.

Lisaveta Ivanovna revint en manteau et en chapeau.

— Enfin, petite mère ! fit la comtesse. Mais quelle toilette ! Pourquoi donc ?... Qui veux-tu charmer ?... Et quel temps fait-il ? Il me semble qu’il fait grand vent dehors !

— Point du tout, Votre Excellence ! le temps est très doux ! répondit le valet de chambre.

— Vous ne savez jamais ce que vous dites ! Ouvrez le vasistas... C’est vrai qu’il vente ; et quel froid !... Qu’on dételle ! Lisagnka, nous ne sortirons pas ; ce n’était pas la peine de t’habiller.

« Et voilà ma vie ! » songeait Lisaveta Ivanovna.

Lisaveta Ivanovna était en effet une créature fort malheureuse. Il est amer, le pain d’autrui, a dit le Dante, et les marches d’un perron étranger sont lourdes à gravir : et qui, plus que la pupille pauvre d’une vieille dame noble, eût senti l’amertume de la sujétion ?

Certes, la comtesse n’avait point une âme méchante, mais elle était capricieuse comme toute femme gâtée par le monde, avare aussi, égoïste et froide comme toutes les vieilles gens qui ont aimé dans leur jeune âge et ignorent le présent. Elle prenait part à toutes les fêtes du grand monde et se montrait aux bals : là elle s’asseyait dans un coin, fardée et vêtue à