Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/11

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faits de natures bien distinctes, relevant de procès différents, et dont l’étude ne saurait par suite former un chapitre unique de la linguistique.

Avant d’énumérer les procès qui aboutissent aux changements de sens, il importe d’ailleurs de rappeler que les phénomènes linguistiques ont une spécificité caractéristique et que les causes efficientes qui vont être examinées n’agissent pas seules, qu’elles interviennent seulement au milieu de groupes de faits d’une nature spéciale qui sont les faits linguistiques.

Il faut tenir compte tout d’abord du caractère essentiellement discontinu de la transmission du langage : l’enfant qui apprend à parler ne reçoit pas la langue toute faite : il doit la recréer tout entière à son usage d’après ce qu’il entend autour de lui, et c’est un fait d’expérience courante que les petits enfants commencent par donner aux mots des sens très différents de ceux qu’ont ces mêmes mots chez les adultes dont ils les ont appris. Dès lors, si l’une des causes qui vont être envisagées vient à agir d’une manière permanente, et si, par suite, un mot est souvent employé d’une manière particulière dans la langue des adultes, c’est ce sens usuel qui s’impose à l’attention de l’enfant, et le vieux sens du mot, lequel domine encore dans l’esprit des adultes, s’efface dans la génération nouvelle ; soit, par exemple, le mot saoul dont le sens ancien est « rassasié » ; on en est venu à appliquer ce mot aux gens ivres, qui sont « rassasiés de boisson » ; les premiers qui ont ainsi employé le mot saoul s’exprimaient avec une sorte d’indulgence ironique et évitaient la brutalité du nom propre ivre, mais l’enfant qui les entendait associait simplement l’idée de l’homme ivre à celle du mot saoul, et c’est ainsi que saoul est devenu le synonyme du mot ivre qu’il a même remplacé dans l’usage familier ; par là même le mot saoul est celui qui maintenant exprime la chose avec le plus de crudité. Cette discontinuité de la transmission du langage ne suffirait à elle seule à rien expliquer, mais, sans elle, toutes les causes de changement auraient sans doute été impuissantes à transformer le sens des mots aussi radicalement qu’il l’a été dans un grand nombre de cas : d’une manière générale d’ailleurs, la discontinuité de la transmission est la condition première qui détermine la possibilité et les modalités de tous les changements linguistiques : un théoricien est même allé jusqu’à vouloir expliquer par la discontinuité tous les