Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/22

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mesure plus ou moins étendue, dans toutes les langues de groupes particuliers ; par exemple, dans un groupe où l’on s’est mis à employer des adverbes tels que terriblement pour exprimer ce que la langue commune indique par très, on est conduit à employer à l’occasion tous les synonymes approximatifs tels que effroyablement, redoutablement, ou des adverbes de même sorte ; c’est sans doute à quelque synonymie de ce genre que les formes négatives, pas, point, mie du français, doivent leur origine ; du jour où l’un de ces mots a pris une valeur proprement négative, il a éliminé les autres ; mie est sorti de tout l’usage français, point de l’usage dans la langue parlée, et il n’est resté que pas, lequel a cessé d’être une détermination de la négation pour devenir par lui-même la négation usuelle en français parlé. De pareilles modifications du sens des mots par synonymie ne s’expliquent que dans des groupes fermés ; la résistance à l’innovation linguistique, qui est chose normale dans l’ensemble du groupe social, est anéantie sur un point particulier dans le petit groupe en question où, en se singularisant à l’égard de l’ensemble, l’individu ne fait que mieux marquer sa solidarité avec le groupe étroit dont il fait partie.

L’une des causes qui font que les groupes particuliers sont éminemment propres à modifier leur vocabulaire, c’est que les éléments qui constituent chaque groupe ne sont souvent pas homogènes au point de vue linguistique et que, de plus, ils sont soumis à des influences étrangères. En effet les groupements qui se forment à l’intérieur d’une société, et notamment les groupements professionnels, sont composés de gens qui ne sont pas nécessairement issus d’une même localité, ni même d’une même région, et dont, par suite, la langue n’est pas identique : par elle-même, et sans qu’on fasse intervenir l’action de l’une quelconque des langues locales en question, cette absence d’homogénéité est évidemment une cause d’instabilité et d’incertitude, et — on ne l’a pas assez remarqué — c’est l’une des principales causes, la principale peut-être, de tous les changements linguistiques, de ceux de la prononciation et de la grammaire comme de ceux du vocabulaire, des changements spontanés comme des emprunts.

De plus, les éléments étrangers tendent à introduire dans la langue du groupe des formes de leur propre langue : c’est ainsi que la langue des étudiants allemands renferme des mots d’origines dialectales très diverses ; dans sa Studenten-