Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/21

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l’action de la société générale tend à uniformiser la langue, l’action des groupements particuliers tend à différencier, sinon la prononciation et la grammaire, qui restent sensiblement unes, du moins le vocabulaire des individus qui y prennent part. Il y a là deux tendances antagonistes qui résultent immédiatement et du caractère de la langue générale et du rôle spécial des langues particulières.

Les langues de groupes particuliers deviennent ainsi des argots, et ces argots eux-mêmes se constituent parfois en langues artificielles, par des altérations systématiques, ainsi en France le jargon des bouchers, le loucherbème : ce qui montre bien que le fait est naturel, c’est qu’il se retrouve dans des langues tout à fait différentes. M. Chéron décrit ainsi les argots des marchands de porcs, des marchands de grain, des sampaniers, des chanteuses, etc., du Tonkin, qui sont autant de déformations de l’annamite (voir Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, V, 47 et suiv.).

L’action de la tendance aux innovations de sens dans les langues particulières est d’ailleurs facilitée par plusieurs circonstances. Dans un groupe limité, il est souvent question des mêmes choses ; les associations d’idées sont les mêmes chez les divers individus, et l’on s’y entend sans avoir besoin de préciser ; d’autre part ce qui, pour une personne étrangère au groupe, serait obscur est clair pour les membres du groupe dès l’instant que certains procédés d’expression ont commencé d’y avoir cours, qu’une manière s’y est créée.

Ainsi s’explique le trait caractéristique des changements de sens argotiques que M. Schwob et G. Guieysse ont mis en évidence (Mémoires de la Société de linguistique, VII, 33 et suiv.) : la dérivation synonymique. Si un mot A a simultanément deux significations, l’une x dans la langue générale, l’autre y en argot, tous les synonymes approximatifs du mot A de la langue générale au sens x seront admis en argot à avoir la signification y de l’argot ; par exemple, si polir est employé en argot au sens de « voler », qui se rencontre déjà chez Villon, on pourra employer de même fourbir, brunir, sorniller, nettoyer ; si battre signifie une fois « tromper » en argot, on pourra donner le même sens à taper, estamper, etc. Le souci de demeurer inintelligible au vulgaire est pour beaucoup dans le développement considérable qu’a reçu le procédé en argot ; mais le principe même n’est pas propre à l’argot entendu au sens étroit, et le procédé se retrouve, en une