Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/28

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L’emprunt qui est, de tous les faits linguistiques, le plus important sans doute a donc avant tout des causes sociales, et comme les causes sociales sont ici évidentes et que leur action y est immédiate tandis que pour d’autres faits linguistiques elle est plus obscure et moins directe, on est allé jusqu’à proposer de qualifier les emprunts morphologiques de faits de linguistique sociale, par opposition aux développements spontanés qui seraient individuels (Wrede, Archiv für das Studium der neueren Sprachen, CXI, p. 33) ; il n’y a pas lieu de discuter ici cette proposition dont il serait du reste aisé de démontrer l’inexactitude.

La nature et la portée de l’emprunt étant ainsi définies, on peut poser en principe que la langue commune emprunte beaucoup aux langues particulières. Une langue telle que le français se compose pour la plus grande partie de mots empruntés. Seuls font exception les termes généraux de la langue commune, et c’est pour cette raison que les linguistes font reposer sur ce petit nombre de mots leurs théories.

Si les mots sont empruntés par la langue générale seulement pour exprimer les notions auxquelles les a associées la langue particulière par laquelle ils ont passé, il n’y a rien de plus à en dire ; ils demeurent à l’état de corps plus ou moins étrangers, de termes techniques et ne sont dans la langue commune que des éléments accessoires ; c’est le cas qui a le premier attiré l’attention, mais dont l’importance est au fond le moindre.

S’ils pénètrent vraiment dans la langue commune et y sont employés couramment, les mots empruntés ne le font qu’en subissant un changement de sens. La valeur précise et rigoureuse d’un terme tient à l’étroitesse d’un milieu où dominent les mêmes intérêts et où l’on n’a pas besoin de tout exprimer ; sorti de ce milieu étroit auquel il devait sa valeur spéciale, le mot perd immédiatement de sa précision et tend à devenir de plus en plus vague. Pour un marchand des rues, camelotte signifie la marchandise quelconque qu’il a entre les mains (et de même pour le chiffonnier) ; en entrant dans la langue commune, le mot a pris le sens vague de « marchandise de peu de valeur, mauvaise marchandise ». Soit encore, par exemple, le mot latin caussa (causa) ; dans la langue du barreau romain, il désignait « une affaire judiciaire, un procès » ; passant de là dans la langue commune, il n’a plus signifié, qu’une « affaire »,