Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/32

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seurs. Passé de la langue des chasseurs dans la langue commune, il signifie « pousser devant soi pour prendre » ; en perdant sa précision technique, il passe au sens de « pousser devant soi », et par suite « mettre dehors », si bien qu’un mot dont le sens était « tenter de prendre » aboutit au sens d’« éloigner ». Ici encore, les deux moments, celui de la langue particulière, et celui de la langue commune, se laissent bien distinguer.

On a souvent dit que les langues étaient pleines de métaphores usées. M. Wundt a déjà montré ce que cette manière de voir a de peu précis et même d’inexact au point de vue proprement psychologique. On voit maintenant, d’un autre point de vue, combien peu on a ainsi une idée des procès réels auxquels sont dus les changements de sens. Arriver signifie étymologiquement « aborder », c’est ad-ripare, et ce sens s’est bien maintenu par exemple dans le portugais arribar ; mais pour un marin, aborder c’est être au terme du voyage : si, de la langue des marins, le terme passe à la langue commune, il signifie simplement ce que signifie le français arriver. Le mot arracher représente un ancien ex-radicare « tirer la racine » ; dans le langage des cultivateurs, ce terme est d’usage fréquent et employé en quantité de circonstances ; s’il passe à la langue commune, la notion de racine disparaît, et il ne reste que l’idée de tirer un objet engagé dans quelque chose. Le mot équiper, emprunté à la langue des marins de la côte normande ou picarde, signifie « pourvoir un bateau de ce qui est nécessaire », et, comme dans la langue technique, l’idée de bateau va de soi, « pourvoir de ce qui est nécessaire » ; que le mot passe dans la langue commune, et équiper n’aura que ce dernier sens : on dit dès lors équipage (être en piteux équipage), équipement (équipement militaire), sans qu’il reste trace du fait que le centre étymologique du terme est un mot germanique signifiant « bateau », le nom qui subsiste dans anglais ship, allemand schiff. Dans ces cas et dans les cas innombrables de ce genre, il n’est pas légitime de parler de figures, de métaphores, car tant que les mots sont restés dans la langue particulière, il n’y a pas eu figure à proprement parler, mais emploi d’une manière de s’exprimer où l’idée étymologique n’arrivait pas à la pleine conscience : pour un marin qui aborde, l’idée de rive va de soi, l’essentiel est qu’il arrive au but ; et quand les mots passent de la langue spéciale à la langue commune, ils y passent non avec une valeur étymo-