Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/33

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logique qu’ils ont perdue, mais avec la valeur secondaire qu’ils ont acquise : l’idée d’arriver au rivage qui, pour un marin, subsiste obscurément dans arriver est alors éliminée sans même qu’on y prenne garde, car elle n’était plus aperçue.

Ce n’est pas à dire que l’emploi de ces termes empruntés à des langues particulières n’ait pas pour objet de donner à l’expression plus de force et de vivacité : la satisfaction qu’éprouve un marin à parvenir au rivage donnait au mot arriver une force de sens qui manquait naturellement au mot de la langue commune ; même sans qu’on se représente d’une manière quelconque le détail d’un échouement de bateau, échouer, pris aussi à la langue des marins, exprime l’idée qu’on n’aboutit pas avec plus d’énergie que « ne pas réussir ». Le long usage affaiblit la valeur des mots, et l’emprunt aux langues particulières permet de substituer à des termes inexpressifs des termes auxquels sont associés des sentiments plus vifs. Mais ceci ne fournit qu’un motif pour faire emprunter les mots des langues spéciales, et l’on n’a pas à y chercher un procès indépendant de changement de sens.

Les faits de ce type sont si naturels qu’on les voit se reproduire d’une façon indépendante dans des langues diverses et à des époques diverses. En germanique, une expression composée signifiant « qui (mange) le pain avec un autre » a pris, évidemment dans des groupements militaires, le sens de « compagnon », gotique ga-hlaiba, vieux haut-allemand galeipo ; sous l’influence germanique, cette expression a été exactement traduite en roman ; de là en français compain (cas sujet, aujourd’hui inusité, sauf la forme familière abrégée copain) et compagnon (cas régime), italien compagno, etc. ; nulle part l’idée de « compagnon » n’a un sens plus saisissable que dans un corps de troupes, et l’on conçoit que la langue commune ait trouvé ainsi dans la langue militaire une manière d’exprimer très fortement cette idée ; mais du fait même du passage dans la langue commune, la notion de partage du pain, qui avait assurément cessé de dominer déjà dans la langue militaire, disparaissait entièrement, et en effet compagnon indique simplement en français celui qui est en société intime avec quelqu’un ; de là le mot a de nouveau passé dans une langue particulière, celle des artisans, où il désigne l’ouvrier qui n’est pas patron et qui travaille pour un patron. Un composé tout à fait analogue au gotique gahlaiba a été formé, peut-être indépendamment, en arménien ancien où enker, littéralement « qui