Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lingienne, et qui était un parler germanique, mais du latin des couches inférieures de la population ; il résulte de là que des éléments de vocabulaire appartenant à la langue du bas peuple ont remplacé des mots latins communs : « Caballus (la rosse) remplace equus, minare (mener des troupeaux à force de cris) se substitue à ducere. Dans la seule désignation du corps humain abondent des exemples de ce genre : bucca (la joue gonflée) remplace os, pellis (peau d’animal) remplace cutis ; perna (le jambon) ou camba (l’articulation entre le sabot et la patte du cheval) remplacent crus » (Brunot, Histoire de la langue française, I, 131). C’est pour cela que toute la partie un peu relevée du vocabulaire des langues romanes est empruntée, et presque tout entière à la langue écrite.

L’étroitesse du point de départ de certains mots qui sont devenus courants dans la langue commune est parfois surprenante. Ainsi le vieux nom indo-européen du « foie », fidèlement conservé par le latin jecur, a disparu de toutes les langues romanes au profit d’un mot de la langue des cuisiniers, mot formé lui-même sur un modèle grec qui a subi en roman même des influences diverses de ce mot grec, à savoir ficatum « (foie) garni de figues » ; le nom d’un mets tout particulier est devenu le nom d’un organe (voir Grammont, Revue des langues romanes, année 1901, p. 186, avec l’article de G. Paris, auquel il renvoie). De même on a souvent supposé que la « truie farcie » sus trojanus, ou simplement troja (par allusion au cheval de Troie) est devenu le nom de la femelle du porc ; l’hypothèse de l’emprunt à une langue technique est le seul moyen de sauver cette étymologie contestée. Ce sont là des exemples extrêmes, mais qui, par leur caractère excessif même, mettent en pleine évidence quels changements de sens subissent des mots en passant d’un milieu social dans un autre.

Les dictionnaires étymologiques qu’on possède actuellement laissent presque tout à désirer dans l’indication de ces causes de changement. On sait depuis longtemps que le verbe italique qui signifie « dire », latin dicere, osque deicum, dont une trace se retrouve sans doute en irlandais, est apparenté à une grande famille de mots[1] dont le sens général est « montrer, indiquer »,

  1. Les mots rapprochés ici et dans la suite de ce paragraphe pourront sembler assez distants les uns des autres aux personnes qui ne sont pas familières avec la grammaire comparée des langues indo-européennes. En réalité tous ces rapprochements sont rigoureusement justifiés par les règles