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Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/151

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LES RAGIONAMENTI

de bien que je n’en mérite. » J’appliquai en même temps un gros baiser à mon benêt, et, me retourant vers le portefaix, je le menaçai, s’il ne sortait. Le marchand me dit : « Prends donc, folle ! tout est bon à prendre. Elle s’en régalera à sa santé », ajouta-t-il en parlant au portefaix et, après quelques rires qui ne dépassaient pas le bout des lèvres, il demeura tout en dedans de lui. « À quoi pense-t-on ? lui dis-je en le secouant ; l’Emperereur lui-même, jugez un peu de son Ambassadeur, n’obtiendrait pas de moi un baiser. Je prise plus vos deux souliers que mille nilliasses de ducats. » Il m’en remercia tendrement et s’en fut à ses affaires. Là-dessus, je m’arrangeai de façon que mes coupe-jarrets vinssent sur les quatre heures[1] ; à quatre heures nous soupions d’ordinaire tous deux. Ils ramassèrent un mauvais garnement auquel ils apprirent son rôle, lui mirent un bout de torche à la main, et se plaçant derrière lui, masqués, le firent cogner à ma porte. Il monte, me salue espagnolissimement, et me dit : « Signora, Monseigneur l’Ambassadeur vient faire la révérence à votre Altesse. » Je lui réponds : « L’Ambassadeur me pardonnera ; je suis obligée à cet Ambassadeur que voici. » Et en prononçant ces paroles, je pose la main sur l’épaule de mon homme. Le vaurien s’en va, attend un peu et frappe de nouveau ; je refuse de faire ouvrir, et nous l’entendons s’écrier : « Si vous n’ouvrez pas, Monseigneur va faire jeter la porte par terre. » Je me mets à la fenêtre et je lui dis : « Que ton Seigneur m’assassine, m’incendie et me ruine à son aise ! Je n’en aime qu’un, celui qui m’a faite ce que je suis, par sa bonté ; pour lui, s’il le faut, je suis prête à mourir. » En ce moment, voici mes Pharisiens à la porte : ils n’étaient que cinq ou six, on aurait dit qu’ils étaient mille. L’un d’eux, d’une voix impériale, me dit moitié en espagnol : « Puta vieille, tu t’en repentiras, et cette poule mouillée qui te gratte l’échine, giuro a Dios, nous l’assommerons ! » — « Vous ferez ce que vous voudrez, répondis-je, mais ce n’est pas

  1. Dix heures du soir.