Page:Léo - Jean le sot.djvu/14

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se rappelant les promesses faites à son frère, il prit gauchement sa fourchette et son couteau. Il n’avait pas, il faut bien le dire, l’habitude de s’en servir, en sorte que, levant les deux coudes à la hauteur des oreilles, il sua sang et eau, sans parvenir à dépecer convenablement son morceau ; mais bien réussit-il à éclabousser ses voisins de toute la sauce contenue dans son assiette. Les gens se regardaient, la fille cadette s’étouffait de rire en dessous, et Jean le Sage avait beau montrer son esprit, tout cela jetait dans la compagnie un embarras auquel on ne pouvait rien.

Il faut savoir que les gens de la Grangelière étaient des plus comme il faut de l’endroit. Les fils faisaient les beaux dans les foires et aux ballades ; l’ainé s’était marié on redingote, comme un monsieur, le second fumait des eigares, et le troisieme avait tant d’esprit qu’il étudiait pour le séminaire ; les filles savaient lire, ou à peu près, et se rendaient à l’église, avec des capes noires, lelar paroissien à la main. Enfin, Ils allaient, soit l’un, soit l’autre, tous les aus à la ville, et en ropportaient-outre la flerté-des choses qu’on ne trouvait point ailleurs dans le village. Leur chambre était ornée de portraits de dames en grande toi- lette, représentant les quatre saisons. Ils portaient des souliers l’été, même à tous les jours. Ils étaient un peu dédaigneux des simples et prisaient beaucoup les belles manières.

On juge si Jean le Sot leur plut, et s’il parut souhaitable à la fille ainée d’avoir pour beau-frère un pareil garçon. Jean pour lui, ne s’avisant guère de tout cela, continuait d’un grand appétit à manger de sa gibelotte ce qu’il en pouvait arracher avec sa fourchette, bien gêné de n’oser y porter les doigts, quand tout à coup il se sentit presser le pied fortement. Il ne douta point que ce ne fut son frère, qui, selon leurs conventions, l’avertissait de s’en tenir là ; mais trouva la chose par trop dure, puisqu’il commençait à peine, et qu’il était bien kan de se sentir rassasié. Cependant il crut devoir tenir sa promesse, et cessa de manger, mais bien en colère ; aussi, regardant son frère, lui fit-il des airs furieux, que celui-ci ne comprenait pas ; car c’était