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LES TROIS COCUS

Aux Délices de l’Orient, avait la clientèle du général commandant l’état de siège ; la vieille dame du comptoir, légitimiste fanatique, avait, dans une journée mémorable, déposé une couronne de fleurs sur la tête du général Sesquivan, vainqueur de l’insurrection et restaurateur de la procession annuelle du Sacré-Cœur. L’autre maison, Aux Méditations de Lamartine, était également en vogue, mais pour des motifs d’un ordre tout différent. Tandis que les Délices de l’Orient devaient leur succès à la politique, les Méditations de Lamartine devaient le leur à la jeunesse de la demoiselle de magasin. D’un côté, clientèle aristocratique, de l’autre clientèle d’adorateurs. En allant aux Délices de l’Orient, les conservateurs de la ville accomplissaient un devoir sacré, ils manifestaient en quelque sorte en faveur de la royauté et de la religion ; par contre, les jeunes galantins qui se pressaient et souvent même se forçaient aux Méditations de Lamartine rendaient hommage à la beauté de mademoiselle Paméla Dujasmin.

Georges Lapaix qui, à cette époque, était célibataire et n’avait que vingt-trois ans, ne manquait jamais, quand il venait voir à Marseille son oncle Campistron, de faire un pèlerinage sentimental chez Paméla.

Un autre adorateur de la demoiselle, — mais celui-ci tenace et habitant la ville, — c’était le jeune poète Pharamond Le Crêpu, Pharamond Le Crêpu avait deux ans de plus que le neveu du colonel. Il était cordonnier de son état, et, tout en ressemelant ses bottes, il versifiait. Mais quels vers ! Ses amis affirmaient qu’après Victor Hugo il était le premier poète de France ; et lui, qui considérait son talent comme bien au-dessus de celui de l’auteur des Châtiments, disait :

— Quel dommage pour Hugo que ce siècle ait encore vingt-six ans à vivre ! Dans vingt-six ans ma gloire aura effacé la sienne, et c’est moi qui laisserai mon nom au siècle !

Le mot est authentique. Notre cordonnier ne s’en croyait pas moins que cela. Dans l’histoire du monde, le dix-neuvième siècle, prétendait-il, s’appellerait le siècle de Pharamond Le Crêpu. Le jeune Pharamond, brun, grêlé, barbu à la diable, chevelu en crinière mérovingienne, ne faisait pas seulement que des vers et des souliers ; il fricotait encore de la politique. À ce point de vue, il s’était juré d’être toujours plus avancé que n’importe qui ; les radicaux étant au sommet du pinacle du suffrage universel, il s’intitulait alors collectiviste et considérait Louis Blanc comme un vil réactionnaire. L’aiguille de sa boussole politique se tournait tou-