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LE MARCHAND DE BONHEUR

là comme ailleurs. Mais il se tenait, par la pensée, au point où s’entrecroisent l’art qui différencie et individualise, la science qui classifie et généralise, de sorte qu’il m’arrivait de lui dire en riant : « Tu crées une méthode nouvelle. »

Ce que l’on sait de la douleur scientifiquement tiendrait en quelques pages. Ce que l’on induit sur la douleur métaphysiquement s’exprime en quelques lignes. Ce qu’un observateur poète récolte par l’étude de la douleur chez les individus, est infini. Dans ce trésor devront puiser le métaphysicien et le savant, même le mystique, s’ils veulent s’enrichir d’un seul trait. Non seulement mon père a souffert, mais il a vu souffrir les autres. Il a pu ainsi reconnaître certains domaines de l’empire du mal où l’ignorance actuelle, s’inspirant des vieux géographes, met encore des tigres et des lions, c’est-à-dire des formules creuses. Un jour que je lui expliquais l’entrecroisement des faisceaux nerveux dans la moelle et le cerveau, il s’écria : « L’attelage de Platon ! » Le rêve ainsi rejoignait le réel. C’est cette tendance que je remarque en toutes ses notes sur la douleur. En un endroit, il compare ceux que la paralysie envahit aux satyres changés en arbres, aux dryades pétrifiées. En un autre, il soupire : » Je pourrais dater ma douleur comme cette charmante Mlle de Lespinasse son amour : « De tous les instants de ma