Page:Léon Daudet – Alphonse Daudet.pdf/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
DE L’IMAGINATION

la sensation du nom d’un de leurs personnages, d’une de leurs fulgurantes formules. Tu as certainement remarqué les analogies souterraines de ces deux génies.

Moi. — Saisissantes analogies ! Ils ont traité les mêmes sujets. Le Père Goriot, le Roi Lear, le Père Grandet, Shylock. Les Chouans, ces admirables Chouans, c’est le thème de Roméo et Juliette, l’amour entre deux êtres, contrecarré par des haines de famille ou de race. Ici les Montégut, ce sont les blancs ; les Capulet, ce sont les bleus. Montauran, c’est Roméo. Mademoiselle de Verneuil, c’est Juliette. Et cette odeur de volupté et de mort, qui parfume les amants de Vérone, parfume aussi les amants de Fougères, pendant leur tragique nuit de noce.

Mon père. — Les Chouans sont un de mes livres de prédilection. Cela m’amuse que tu aies hérité de ce goût-là. Chez Balzac, ce que j’admire peut-être le plus, c’est la faculté du dialogue, comme il met dans la bouche de chacune de ses créatures le mot juste, ce que j’appelle la dominante, le mot qui ouvre et éclaire un tempérament.

Moi. — Et Balzac a toujours échoué au théâtre !

Mon père. — Il semble presque que son imagination soit trop forte, trop représentative pour la rampe, le fard, les monologues, toute l’hypocrisie grimée de la scène. Ce monstre-là charrie tout