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DE L’IMAGINATION

Moi. — Ils ont bâti des hypothèses.

Mon père. — Sans doute, mais pas à la manière des métaphysiciens. Ils ont observé ceci, puis ceci, puis ceci. Ils vous le racontent, ingénument, avec une forte prise sur le pittoresque, en poètes qu’ils sont. Et ils laissent l’obscur travail de généralisation se faire dans l’esprit du lecteur… Mais je ne veux pas te décourager. Donc, tu vas m’exposer une théorie sur l’Imagination… Comment t’est-elle venue ?

Moi. — En lisant Shakespeare et Balzac. Dès que nous arrivons à la campagne, où ils forment, avec Sainte-Beuve, la bibliothèque d’été, je me précipite sur eux avec une fureur amoureuse. Voilà des maîtresses qui ne trompent point ! Je les connais, comme toi, par cœur, et pourtant, chaque fois que je replonge en eux, mon cerveau s’enrichit, je me sens plus vigoureux, plus alerte.

Mon père. — Le vin de vie… Il circule en eux magnifiquement. Ils m’ont impressionné, comme toi, tout jeune, tellement que je me rappelle avoir fait d’un personnage de Shakespeare, Polonius, je crois, le héros d’un de mes premiers contes… Balzac, Shakespeare, Shakespeare, Balzac, leurs noms se mêlent dans mon esprit. Je ne les sépare pas l’un de l’autre. Bien souvent il m’est arrivé, devant un être neuf, une sensation nouvelle, d’avoir recours à eux, d’étiqueter l’être ou