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DE L’IMAGINATION

Mon père (riant). — Quand l’association d’idées, comme disent les pédants, est riche, elle s’appelle imagination. Cette hypothèse sur l’imagination ne me déplairait pas du tout. Quand j’arrive le matin devant ma table et que je trouve, dans mon cahier, mes personnages rangés en cercle, attendant la vie que je vais insuffler à chacun d’eux, je me fais bien l’effet de ce magicien ou, si tu préfères, de cette hypocrite apte à entrer dans les tempéraments et les caractères, à évoquer des sentiments et des sensations d’après les étincelles de la mémoire.

Moi. — N’est-ce pas qu’il y a des moments où ton illusion est absolument complète, où, pareil à l’acteur que son rôle emporte et transfigure, tu entres si profondément dans la chair d’un de tes enfants romanesques que tu oublies presque ta personnalité ?

Mon père. — Cela est rare, mais cela arrive. Et il est fort possible que, chez certains écrivains privilégiés, le phénomène soit habituel. C’est Balzac, je crois, qui répondait à quelqu’un lui reprochant sa mélancolie : « Je suis triste… je suis triste, parce que je viens de tuer Vautrin. »

Moi. — Cette thèse sur les métamorphoses de l’écrivain en ses divers personnages serait étroite si elle n’avait des prolongements. Je m’étonne que notre époque n’ait pas encore mis au jour,