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DE L’IMAGINATION

vapeur qui nous exalte et nous rend lucides, de même, autour des périodes fécondes de l’esprit, certains signes annoncent les grandes œuvres.

Mon père. — Voici une de mes sensations les plus vives. Je traversais, par un jour de grande chaleur, la place de la Concorde luisante et réverbérante comme une casserole de cuivre. Un tombereau d’arrosage passa. Dans l’étroite pluie de fraîcheur qu’il perdait et vaporisait par une étroite gerbe lumineuse, un petit papillon s’ébattait et dansait. Il s’ébattait et dansait avec une fièvre, une volupté et une adresse à suivre sa douche dont l’image, entrant dans mon esprit à une profondeur insolite, me troubla comme le repère sensible de toutes les ivresses, de toutes les ardeurs, de leur subtilité et sagacité éphémère. Sous ce ciel implacable j’entrevis, en un éclair presque douloureux à force d’intensité, une multitude d’impressions tantôt mélancoliques, tantôt joyeuses, dont je serais bien en peine de retrouver la série, mais qui me troublent encore lorsqu’un soleil trop vif ramène mon souvenir au tombereau et au papillon.

Moi. — Le philosophe dont je te parle et que je souhaite, tiendrait compte de ces observations-là, et ton histoire est un nœud admirable pour mon raisonnement. Car toute théorie sur la sensibilité, toute étude de ces miraculeuses régions d’où nous